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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— À quoi bon cette insistance ?

— Parce que je veux, conserver dans ma mémoire ce nom comme étant celui d’un homme auquel j’ai voué une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie.

— Vous êtes fou ! répondit rudement l’inconnu ; il est inutile que je vous dise un nom que vous n’apprendrez peut-être que trop tôt.

— Soit, je n’insisterai pas, quelles que soient les raisons qui vous obligent à agir ainsi ; je ne chercherai pas à vous connaître malgré vous, mais, si vous refusez de me dire votre nom, vous ne pouvez m’empêcher de vous faire savoir le mien : je me nomme don Pedro de Luna. Bien que jamais je n’aie jusqu’à présent pénétré aussi loin dans les prairies, ma résidence n’en est cependant pas fort éloignée : je suis propriétaire de l’hacienda de las Norias de San-Antonio, située presque sur la frontière des Despoblados, auprès de l’embouchure du rio San-Pedro.

— Je connais l’hacienda de las Norias de San-Antonio ; l’homme qui la possède doit être un des heureux de la terre suivant vos opinions des villes ; tant mieux ! si elle est à vous, je ne vous envie nullement une richesse dont je n’ai que faire. Maintenant vous n’avez plus rien à me dire, n’est-ce pas ? Eh bien, adieu !

— Comment, adieu ! vous nous quittez ?

— Certes, pensiez-vous donc que je demeurerais avec vous la nuit entière ?

— J’espérais du moins que vous ne laisseriez pas inachevée l’œuvre que vous aviez entreprise.

— Je ne vous comprends pas, caballero.

— Eh quoi ! nous abandonnerez-vous ainsi, laisserez-vous ma fille dans l’état où elle se trouve, perdue dans le désert sans moyen d’en sortir, au milieu de cette forêt qui déjà a failli lui être fatale !

L’inconnu fronça les sourcils à plusieurs reprises ; il jeta à la dérobée un regard sur la jeune fille. Un violent combat semblait se livrer dans son esprit ; il demeura silencieux pendant quelques minutes, comme s’il eût hésité à prendre un parti quelconque. Enfin il releva la tête.

— Écoutez, dit-il d’une voix saccadée, je serai franc avec vous ; je n’ai jamais su mentir ; j’ai à peu de distance d’ici un jacal, comme vous appelez le misérable calli qui m’abrite, mais, croyez-moi, mieux vaut pour vous demeurer ici que de m’y suivre.

— Pour quelle raison ? dit l’étranger avec surprise.

— Je n’ai pas d’explication à vous donner et je ne vous en donnerai pas, seulement, je vous le répète, croyez-moi, restez ici. Cependant, si vous vous obstinez à me suivre, je ne m’y opposerai pas, je vous servirai de guide.

— Un danger nous menacerait-il sous votre toit ? Je ne puis m’arrêter à une telle hypothèse : l’hospitalité est sacrée dans la prairie.

— Peut-être ; je ne puis vous répondre ni oui ni non ; décidez-vous, seulement décidez-vous promptement, parce que j’ai hâte d’en finir.

Don Pedro de Luna jeta un regard douloureux sur sa fille, puis se tournant vers l’inconnu :