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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Je ne l’oublierai pas dans l’occasion, dit le jeune homme, sur le front duquel passa un nuage : mais revenons à vous, je vous prie, car vous seule m’intéressez ; après le bonheur de vous voir, bonheur dont je vous serai éternellement reconnaissant, m’est-il permis de vous demander à quelle circonstance extraordinaire je dois cette faveur dont je jouis et que je ne puis m’expliquer ?

— Oh ! à une cause bien simple, fit la jeune fille en lui lançant un regard acéré.

Le jeune homme s’inclina sans répondre, doña Hermosa continua :

— Une jeune fille de mon âge et surtout de mon rang, dit-elle d’une voix profondément accentuée, ne tente pas une démarche aussi… tranchons le mot, aussi singulière que celle que je fais en ce moment, sans y être poussée par des motifs graves.

— J’en suis convaincu.

— Quels motifs peuvent être assez graves pour déterminer une femme à mettre de côté la modestie instinctive de son sexe et à faire bon marché de sa réputation ? Il n’en est qu’un. Lorsque les intérêts de son cœur sont enjeu, lorsque son amour est intéressé à la question… Trouvez-vous que je parle clairement, don Torribio ? commencez-vous à me comprendre ?

— Oui, señorita, répondit-il avec émotion.

— La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, mon père vous reçut un peu brusquement peut-être, vous mon fiancé ; fou de jalousie, croyant notre mariage rompu, furieux contre mon père et contre moi, quelques minutes plus tard vous preniez congé et vous vous retiriez la rage et la haine dans le cœur.

— Ma cousine, je vous jure…

— Je suis femme, don Torribio ; nous autres femmes, nous possédons un instinct qui ne nous trompe jamais : croyez-vous donc que moi, qui allais vous épouser, je n’avais pas deviné l’amour que vous aviez pour moi ?

Le jeune homme la regarda avec une expression indéfinissable.

— Quelques jours plus tard, continua-t-elle, don Fernando Carril tombait dans un guet-apens et était laissé pour mort sur la place. Pourquoi avez-vous fait cela, don Torribio ?

— Je ne nierai pas, señorita, que j’ai cherché à me venger de celui que je considérais comme un rival : mais, je vous le jure, je n’avais pas ordonné sa mort.

— Je le savais, dit-elle avec une expression adorable ; il est inutile de vous disculper.

Don Torribio la regardait sans comprendre,

Elle continua en souriant :

— Celui que vous croyiez votre rival ne l’était pas ; à peine aviez-vous quitté l’hacienda que j’avouais à mon père que je n’aimais que vous, et que jamais je ne consentirais à en épouser un autre.

— Il serait possible ! s’écria le jeune homme en se levant avec impétuosité : oh ! si je l’avais su !