Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/298

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
294
LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Laissez-moi faire, major, je ne vous réponds pas du succès, car les diables rouges sont aussi nombreux que les mouches, mais je puis vous assurer que j’éclaircirai leurs rangs.

— Cela ne peut pas nuire, mais les femmes et les enfants ?

— Les femmes et les enfants, major, j’ai réussi à les faire tous entrer dans l’hacienda de las Norias.

— Dieu soit loué ! nous pourrons nous battre comme des hommes ; les êtres qui nous sont chers sont en sûreté.

— Provisoirement, oui, murmura-t-il sourdement.

— Que veux-tu dire ? que crains-tu encore ?

— Dame ! quand les Indiens auront pris le présidio, il est probable qu’ils attaqueront l’hacienda.

— Tu es un niais, Estevan, dit le major en souriant, et doña Hermosa…

— C’est vrai, fit gaîment le mayordomo, je n’y pensais plus, moi, à doña Hermosa.

— Tu n’as pas autre chose à me dire ?

— Si, major, un mot encore, reprit-il vivement.

— Parle, et sois bref, le temps presse.

— Le signal de l’attaque sera trois cris d’urubus à intervalles égaux.

— Bon ! je vais me préparer alors, car ils nous attaqueront avant le jour.

Le major d’un côté et le mayordomo de l’autre allèrent de poste en poste réveiller les défenseurs de la ville et les avertir de se tenir sur leurs gardes.

La veille même de ce jour, le major Barnum avait réuni tous les habitants, et dans une harangue aussi brève qu’énergique, il leur avait appris avec la plus grande franchise la situation précaire dans laquelle se trouvait la ville, le projet qu’il avait formé pour sa défense, et il avait terminé en disant que les embarcations mouillées sous les canons du fort étaient prêtes à recueillir les femmes, les enfants, les vieillards et tous ceux des colons qui ne voudraient pas se joindre à lui dans l’état désespéré où il se trouvait, ajoutant que tous ceux qui s’embarqueraient seraient, aussitôt la nuit venue, conduits à l’hacienda de las Norias où on leur donnerait l’hospitalité.

Quelques habitants, en petit nombre, nous devons le constater, effrayés des mesures énergiques prises par le major, avaient reculé devant l’idée d’y prendre part et avaient été conduits à l’hacienda ; il ne restait donc dans la ville que des hommes résolus à vendre chèrement leur vie et sur lesquels on pouvait absolument compter.

Aussi, lorsqu’on les réveilla, en leur annonçant l’attaque prochaine des Apaches, se placèrent-ils fièrement derrière leurs barricades, l’œil et l’oreille au guet, prêts à faire feu au premier signal.

Une heure se passa sans que rien vînt troubler la tranquillité de la nuit ; déjà les Mexicains croyaient que, de même que cela leur était arrivé plusieurs fois déjà, ils en seraient quittes pour une fausse alerte, et que les Peaux-Rouges ne les attaqueraient pas.

Tout à coup le cri de l’urubus s’éleva rauque et sinistre dans le silence.