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LES CHASSEURS D’ABEILLES

étendue, ont l’habitude, à certaines époques de l’année, de faire une tournée dans leurs fermes, afin de jeter sur leurs exploitations ce coup d’œil du maître qui, selon l’expression consacrée dans l’Amérique du Sud, fait mûrir les récoltes et engraisser les bestiaux. Don Pedro ne manquait jamais d’accomplir cette tournée annuelle anxieusement attendue par les employés inférieurs et les peones des haciendas, auxquels la présence fortuite de leur maître apportait un léger soulagement à leur existence misérable.

Au Mexique, l’esclavage, aboli en principe à la proclamation de l’indépendance, s’il n’existe plus de droit, existe cependant de fait dans toute l’étendue de la confédération.

Voici de quelle façon adroite la loi a été éludée par les riches possesseurs du sol :

Chaque hacienda emploie nécessairement un grand nombre d’individus, soit comme peones, vaqueros, tigreros, etc. ; ces gens sont tous des Indiens mansos ou civilisés, c’est-à-dire que l’on a baptisés et qui pratiquent tant bien que mal une religion qu’ils ne se donnent pas la peine de comprendre et qu’ils entremêlent des pratiques les plus absurdes et les plus ridicules de leurs anciennes croyances.

Abrutis par la misère, les peones se louent pour des prix fort modiques aux hacienderos, afin de satisfaire leurs deux vices principaux, le jeu et l’ivrognerie ; mais, comme les Indiens sont les êtres les moins prévoyants de la création, il arrive que leur modeste salaire ne leur suffit pas pour se nourrir et se vêtir, et que chaque jour ils sont exposés à mourir de faim, s’ils ne parviennent à se procurer les choses indispensables au maintien de leur vie.

Voilà où les attendent les riches propriétaires.

Dans chaque hacienda, d’après les ordres du maître, les mayordomos et les capataz ont des magasins remplis de vêtements, d’armes, d’ustensiles de ménage, etc., qu’ils mettent à la disposition des peones en leur avançant sur leur travail les objets dont ils ont besoin ; bien entendu que ces objets sont toujours payés dix fois au moins plus chers qu’ils ne valent.

Il résulte de cette combinaison bien simple que, non seulement les pauvres diables de peones ne touchent jamais la plus minime partie du fantastique salaire qui leur est alloué, mais encore qu’ils sont continuellement à découvert vis-à-vis de leurs maîtres auxquels ils se trouvent, sans s’en douter, devoir en quelques mois des sommes énormes dont il leur est impossible de s’acquiter jamais ; et comme la loi est positive à cet égard, les peones sont contraints de rester au service de celui qui les emploie jusqu’à ce que, à force de travail, ils soient parvenus à se liquider entièrement ; malheureusement pour eux leurs besoins sont toujours aussi impérieux, leur position aussi précaire, la dette, au lieu de diminuer, s’accroît dans de formidables proportions, et après une vie passée dans d’incessants labeurs, les peones meurent insolvables, c’est-à-dire qu’ils ont continuellement vécu esclaves, et fatalement attachés à la glèbe, exploités sans pudeur jusqu’à leur dernier soupir par des hommes dont leurs sueurs et leurs fatigues ont décuplé les richesses.

Dona Hermosa, bonne comme le sont généralement les jeunes filles