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LES CHASSEURS D’ABEILLES

lorsqu’elles ont été élevées sous l’aile protectrice de la famille, accompagnait ordinairement son père dans ses visites annuelles, heureuse de laisser parmi les pauvres peones des haciendas la trace lumineuse de son bienfaisant passage.

Cette année, comme les précédentes, elle avait suivi don Pedro de Luna, signalant sa présence dans chaque rancho par quelque secours donné aux infirmes, aux vieillards ou aux enfants.

Le jour où commence cette histoire, don Pedro avait depuis quarante-huit heures environ quitté une bonanza d’argent qu’il faisait exploiter à quelques lieues dans le désert et s’était remis en route pour Las Norias de San-Antonio.

Arrivé à une vingtaine de lieues environ de l’hacienda, don Pedro, convaincu que, si près de sa propriété, son escorte lui devenait inutile, avait expédié en avant don Estevan Diaz et les domestiques armés, afin d’annoncer son retour à l’habitation, et n’avait conservé auprès de lui que le capataz Luciano Pedralva et trois ou quatre peones.

Don Estevan avait cherché à dissuader son maître de demeurer ainsi presque seul dans le désert, lui faisant observer que les frontières indiennes étaient infestées de pirates et de maraudeurs de la pire espèce, qui sans doute embusqués dans les buissons épiaient le moment d’attaquer et de piller la caravane ; mais, par une fatalité singulière, don Pedro, se croyant certain de n’avoir rien à redouter de ces gens sans aveu, qui jamais n’avaient montré d’intentions hostiles à son égard, avait insisté pour que le capataz s’éloignât, et force avait été à celui-ci d’obéir, bien qu’à contre-cœur.

L’escorte partie, l’haciendero continua doucement son voyage, causant avec sa fille et riant de l’air désappointé et des sinistres pressentiments que le mayordomo avait laissé voir sur son visage en prenant congé de son maître.

La journée s’écoula sans que rien vînt donner raison aux sombres préoccupations de don Estevan ; nul accident ne troubla la monotone régularité de la marche ; nul indice suspect n’éveilla les craintes des voyageurs ; le désert était calme ; aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait que quelques troupes éparses d’elks et d’antilopes qui broutaient paisiblement l’herbe haute et touffue de la forêt.

Au coucher du soleil, don Pedro et ses compagnons atteignirent les premiers contreforts d’une immense forêt vierge qu’il leur fallait en partie traverser pour arriver à l’hacienda, éloignée à peine d’une douzaine de lieues.

L’haciendero résolut de camper sur la lisière du couvert, afin d’arriver aux Norias le lendemain avant les grandes chaleurs du milieu du jour.

En quelques minutes tout fut installé ; un local en branchages fut construit pour dona Hermosa, des feux allumés et les chevaux entravés solidement, afin qu’ils ne pussent s’éloigner du campement.

Les voyageurs soupèrent gaîment, puis chacun s’installa le plus confortablement possible pour dormir.

Cependant le capataz, homme rompu aux ruses indiennes, jugea prudent de ne négliger aucune précaution, afin d’assurer le repos de ses compagnons ; après avoir placé une sentinelle à laquelle il recommanda la plus extrême