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LES CHASSEURS D’ABEILLES

vigilance, il sella son cheval dans l’intention de faire une reconnaissance aux alentours du camp.

Don Pedro, déjà à moitié endormi, souleva la tête et demanda à don Luciano ce qu’il prétendait faire.

Lorsque le capataz lui eut expliqué ses intentions, l’haciendero se mit à rire et lui ordonna péremptoirement de laisser son cheval paître tranquillement et de s’étendre devant le feu, afin d’être le lendemain, au lever du soleil, prêt à se remettre en route.

Le capataz obéit en hochant la tête ; il ne comprenait rien à la conduite de son maître, qui ordinairement usait de tant de prudence et de circonspection.

La vérité était que don Pedro de Luna, poussé par une de ces fatalités inexplicables qui souvent aveuglent, sans cause apparente, les hommes les plus intelligents, était convaincu que, si près de son habitation et pour ainsi dire sur son territoire, il n’avait rien à redouter des rôdeurs de frontières et des maraudeurs, qui y regarderaient à deux fois avant de s’attaquer à un homme de son importance, qui avait en main des moyens de leur faire payer cher le plus léger attentat à sa personne.

Cependant, malgré les injonctions de son maître, le capataz, agité par une secrète inquiétude qui le tenait éveillé, quelques efforts qu’il tentât pour s’endormir, résolut de faire bonne garde pendant toute la nuit.

Aussitôt qu’il vit don Pedro plongé définitivement dans un profond sommeil, il se leva doucement, prit son rifle et s’avança à pas de loup du côté de la forêt, afin de pousser une reconnaissance ; mais à peine le capataz était-il sorti de la zone de lumière produite par la flamme des feux de veille et avait-il fait quelques pas sous le couvert, qu’il fut tout à coup saisi rudement par des mains invisibles, renversé sur le sol, bâillonné et garrotté, et cela si vivement, qu’il ne put faire usage de ses armes, ni même pousser un cri de détresse, afin de prévenir ses compagnons.

Cependant, particularité étrange dans les annales funèbres de la prairie, les gens qui s’étaient si brusquement emparés du capataz ne lui firent éprouver aucun mauvais traitement : ils se contentèrent de le lier solidement afin de le mettre dans l’impossibilité de tenter la moindre résistance et le laissèrent étendu sur le sol.

— Ma pauvre maîtresse ! murmura en tombant le digne homme, qui ne songea pas un instant à lui.

Il demeura ainsi pendant un assez long laps de temps, prêtant avidement l’oreille aux bruits du désert, s’attendant à chaque instant à entendre les cris de désespoir de don Pedro ou de doña Hermosa. Mais aucun cri ne se fit entendre, rien ne troubla le calme de la prairie, sur laquelle semblait peser un silence de mort.

Enfin, au bout de vingt ou vingt-cinq minutes, on lui jeta un zarapé sur le visage afin probablement de l’empêcher de reconnaître ses agresseurs ; il fut soulevé de terre avec une certaine précaution et deux hommes lui firent faire sur leurs bras un assez long trajet.

La situation se compliquait de plus en plus ; vainement le capataz se creusait l’esprit pour deviner les intentions de ses ravisseurs, ceux-ci étaient