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LES CHASSEURS D’ABEILLES

chicots[1] sur lesquels étaient perchés sur une patte des flamants roses et des hérons ; les rives s’escarpaient à droite et à gauche et les chevaux s’étaient depuis quelques instants mis à la nage.

Cette rivière inconnue, dont les eaux bleues n’avaient jamais reflété que l’azur du ciel ou le dôme de verdure que lui formaient les arbres capricieusement penchés sur ses rives, offrait un aspect grandiose et majestueux qui imprimait au cœur une espèce de mélancolie douce et de crainte religieuse.

Les voyageurs avançaient toujours, silencieux comme des fantômes, nageant lentement dans le lit de la rivière, à la suite de leur guide, dont le regard d’aigle explorait les rives.

Arrivé à un certain endroit où un immense rocher s’élevait comme une sentinelle solitaire et s’avançait en une voûte énorme au-dessus de l’eau, le Cœur-de-Pierre obliqua légèrement, et, se glissant à bas de son cheval, dont il confia la bride à don Pedro, qui venait immédiatement après lui, il se jeta à la nage et s’enfonça sous la voûte, après avoir d’un geste ordonné à ses compagnons de continuer leur route.

Bientôt le chasseur reparut ; il était dans une de ces pirogues indiennes faites de l’écorce du bouleau enlevée au moyen de l’eau chaude et dont la légèreté est sans pareille.

En quelques coups de pagaie il atteignit les voyageurs ; ceux-ci montèrent dans la pirogue et les chevaux, débarrassés de leurs cavaliers, purent nager plus facilement.

Doña Hermosa fut heureuse de ce changement. Encore souffrante de sa blessure, elle commençait à éprouver une extrême difficulté à se tenir à cheval, malgré tous ses efforts pour cacher sa fatigue.

Mais l’œil clairvoyant du chasseur avait deviné la lassitude de la jeune fille, aussi était-ce pour la soulager qu’il avait été chercher la pirogue.

Ils continuèrent à avancer ainsi pendant une heure à peu près sans que rien vint exciter leur inquiétude et leur faire soupçonner la présence d’un ennemi ; enfin ils atteignirent un endroit de la rivière où la plage, dans une longueur assez étendue, s’escarpait à une hauteur prodigieuse et encaissait profondément la rivière entre deux murs de rochers taillés à pic.

Au centre de la rivière s’élevait un bloc de granit grisâtre d’environ soixante mètres de tour ; ce fut vers ce rocher que le chasseur dirigea la pirogue.

Les Mexicains, d’abord étonnés de cette manœuvre, ne tardèrent pas à la comprendre ; lorsqu’ils ne furent plus qu’à une courte distance du rocher, ils reconnurent qu’une de ses faces s’abaissait en pente douce et que sur cette face s’ouvrait la bouche béante d’une caverne.

La pirogue accosta ; les voyageurs débarquèrent ; lorsqu’ils eurent mis le pied sur le rocher, ils se hâtèrent d’y amener les chevaux ; les pauvres animaux étaient rendus de fatigue.

— Venez, dit le chasseur en chargeant la pirogue sur ses épaules.

  1. On nomme chicots des arbres déracinés et entraînes par les fleuves et les rivières ; ces chicots offrent souvent de sérieux dangers à la navigation. (G. A.)