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LES CHASSEURS D'ABEILLES

Le vaquero se releva en chancelant ; le sang injectait ses yeux, ses lèvres étaient bleues, tout son corps tremblait ; il ramassa son couteau et s’approcha de don Fernando, qui l’attendait les bras croisés.

— Eh bien ! oui, dit-il, je suis une bête brute, mais je vous aime, après tout. Pardonnez-moi ou tuez-moi, ne me chassez pas.

— Va-t’en, te dis-je !

— C’est votre dernier mot, n’est-ce pas ?

— Oui, laisse-moi tranquille.

— Ah ! c’est ainsi ? eh bien, au diable, alors !

Et le vaquero, d’un mouvement prompt comme la pensée, leva son arme pour se frapper.

— Je te pardonne, reprit don Fernando, qui avait arrêté le bras de Pablito, mais, si tu veux continuer à me servir, sois muet comme un cadavre.

Le vaquero tomba à ses pieds et couvrit sa main de baisers, semblable à un chien qui lèche son maître par qui il a été battu.

Carlocho était resté témoin impassible de cette scène.

— Quel pouvoir a donc cet homme étrange pour être ainsi aimé ? murmura don Torribio, toujours caché derrière son érable.

Après un court silence don Fernando Carril reprit la parole :

— Je sais que tu m’es dévoué et j’ai en toi une entière confiance, mais tu es un ivrogne, et la boisson conseille mal.

— Je ne boirai plus, répondit le vaquero.

Don Fernando sourit avec mépris.

— Bois, mais sans tuer ta raison : dans l’ivresse, comme tu l’as fait tantôt, on lâche des mots sans remède plus meurtriers que le poignard. Ce n’est pas le maître qui parle ici, c’est l’ami ; puis-je compter sur vous deux ?

— Oui, répondirent les vaqueros.

— Je pars pour quelques jours, ne quittez pas les environs : à peu de distance du pueblo se trouve l’hacienda de las Norias de San-Antonio, la connaissez-vous ?

— Qui ne connaît pas don Pedro de Luna ? fit Pablito.

— Bien, surveillez attentivement cette hacienda au dehors et au dedans ; s’il arrive quelque chose d’extraordinaire à don Pedro ou à sa fille doña Hermosa, un de vous me viendra immédiatement prévenir ; vous savez où me trouver ?

Les deux hommes baissèrent affirmativement la tête.

— Chacun de mes ordres, si incompréhensible qu’il soit, me promettez-vous de l’exécuter avec promptitude et dévouement ?

— Nous vous le jurons, maître.

— C’est bien. Un dernier mot : liez-vous avec le plus de vaqueros que vous pourrez ; tâchez, sans éveiller le soupçon, qui ne dort jamais que d’un œil, de réunir une troupe d’hommes déterminés. Ah ! à propos, méfiez-vous du Verado, c’est un traître ; j’ai la preuve qu’il sert contre moi d’espion au Chat-Tigre.

— Faut-il le tuer ? demanda froidement Carlocho.

— Peut-être serait-ce prudent, mais il faudrait s’en débarrasser sans bruit.