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— Cette enfant-là est trop fragile. Elle ne fera pas de vieux os. Et c’est bien dommage ! Qu’est-ce qu’on fera de la mère, si la fille vient à s’en aller ?

Mais, malgré les mauvais pronostics, Marguerite grandissait.

Elle commençait à bégayer quelques mots.

Son doux gazouillement, ses rires cristallins remplissaient de joie et de soleil la pauvre mansarde que Marie-Étiennette Paclin occupait avec elle.

C’était chose touchante que le spectacle de cette jeune femme, vieillie par un désespoir prématuré, et renaissant à la vie, à la lumière, à l’espérance, grâce aux jeux de son enfant.

La Pacline couvrait Marguerite de baisers ; elle lui parlait comme si celle-ci eût pu la comprendre, elle en faisait sa confidente intime, et lui racontait tout ce qu’elle avait dans le cœur de souvenirs et de regrets.

Marguerite lui répondait en lui passant ses petits bras autour du cou, et s’endormait le plus souvent sur son sein, bercée doucement par une de ces chansons enfantines que les mères chantent si bien.

Aimable et naïve crédulité que Dieu met dans l’âme de toutes les femmes !

La Pacline, si cruellement éprouvée pour son propre compte, ne voyait rien que d’heureux dans l’avenir de sa fille.

Elle bâtissait déjà sur cette tête, si jeune et si chère, les plus fastueux châteaux en Espagne, voyant, malgré ses déboires et ses déconvenues de chaque jour, la vie tout en rose, dès que ses regards attendris tombaient sur le frais visage de son ange blond.

Ce fut le plus heureux temps de la jeune mère.

Elle était presque parvenue à croire que son mari n’avait pas emporté avec lui toute sa part de bonheur en ce bas monde.

Tout en restant fidèle à son souvenir, elle se surprenait par moments à ne pas trop regretter le passé.

Le lutin de sa mansarde, la joie de son modeste foyer, venait d’atteindre sa cinquième année.

Marguerite devenait un petit personnage.

Elle aidait sa mère dans ses marchés, et, sur ma foi, plus d’un l’appelait déjà : Mademoiselle Margoton, long comme le bras.

Tout le monde en raffolait, tant elle était charmante.

Les affaires marchaient bien.

Tout donnait à croire que la mère et la fille se retireraient un jour du commerce avec une aisance honnêtement gagnée.

Mais, hélas ! rien n’est vrai et sûr que le malheur.

Et depuis Polycrate, le tyran de Samos, qui ne put conjurer sa mauvaise fortune en jetant son anneau à la mer, jusqu’au pierrot de la foire Saint-Laurent, qui n’avait pas trouvé d’autre moyen d’échapper à la mort que de se pendre, la vie a toujours été une longue suite d’ennuis et de misères.

Courts sont les plaisirs !

Rares les bonheurs.

La Pacline n’avait pas de bague à jeter dans la Seine ; elle ne craignait pas la mort, elle ne tremblait que dans la personne de sa fille chérie.

Ce fut dans sa fille que son mauvais ange la frappa.