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L’indifférence remplaçait la pitié.

On avait complètement oublié ces noms de Marie-Étiennette et de Marguerite, qui jadis se trouvaient dans toutes les bouches.

On ne connaissait plus que la Pacline, la marchande des quatre-saisons, qui n’avait plus ni âge, ni beauté.

Peut-être même éprouvait-elle un secret plaisir à ne plus entendre retentir à son oreille ces noms si chers jadis, et qui maintenant n’avaient plus d’écho dans aucun cœur, pas même dans le sien.

Un jour qu’elle venait de faire sa tournée de réveil, — car tout en exerçant son métier de marchande de quatre-saisons, la Pacline, qui, dans ce temps-là, cumulait et exerçait en même temps la profession de réveilleuse des Halles, — profession qui consiste à réveiller dès l’aube les forts de la halle et les maraîchers logés dans les garnis du quartier moyennant une minime rétribution, — un jour, elle qui n’avait jamais eu de chance de sa vie, trouva quelque chose.

Elle n’en crut pas ses yeux.

Ce quelque chose était une pauvre petite créature abandonnée sur un morceau de détritus de toutes sortes, au coin de la rue aux Fers.

Le cœur de la Pacline ou de la Réveilleuse, comme il plaira au lecteur, ce cœur si rudement éprouvé, qui se croyait mort à toute joie humaine, bondit dans sa poitrine, à la vue de l’être misérable qui gisait à ses pieds, vautré dans la fange et dormant d’un sommeil profond.

Par un de ces mouvements instinctifs qui viennent du fond de l’âme et dans lesquels le calcul n’entre pour rien, elle se baissa, prit dans ses bras l’enfant, âgé de quatre ou cinq ans à peine, et… mais ici il nous faut ouvrir une parenthèse et raconter le premier dialogue qui s’établit entre le quelque chose plus haut cité, et la brave femme qui venait de le ramasser.

— Hé ! là-bas ! fit le quelque chose, âgé de cinq ans, qui était un petit garçon malingre, souffreteux, mais frétillant comme un écureuil, et possesseur de deux yeux clairs et perçants comme des yeux de chat ; hé ! là-bas ! la petite mère…

— Ne m’appelle pas la mère, petiot, fit la Pacline d’une voix sourde, tout en enveloppant son protégé dans son tablier.

— Hé ! là-bas ! la petite vieille…

Vieille !… Pacline n’avait pas trente ans !… — Mais La Fontaine l’a dit :

Cet âge est sans pitié…

— La petite vieille, continua le môme, on empêche donc les amis de roupiller !

Il avait cinq ans à peine, lui !

— Tu dormiras chez moi, dans mon lit. N’aie pas peur.

— Un lit ! quéqu’ c’est qu’ ça ? Et puis, j’aime pas qu’on m’emmaillotte comme ça. J’ai des jambes. Je veux marcher, moi !

La Pacline regarda l’étrange enfant qu’elle tenait, et, voyant l’air résolu dont il lui parlait, elle le mit à terre et lui dit de sa voix la plus douce :