Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/19

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— Voyons, voyons.

— Oubliez que vous l’avez logée.

— Nourrie et blanchie quinze jours durant…

— Oubliez son nom, tout faux qu’il soit.

— Ah ! elle ne s’appelle pas… de son nom ?

— Perdez la mémoire de mes visites et de nos relations…

— Hum ! c’est difficile…

— Et dans six mois… peut-être même avant six mois, vous recevrez une somme égale à celle que je viens de vous remettre…

— Bon saint Jésus ! c’est-il possible ?

— Sinon… Attendez-vous à tous les dangers, à tous les malheurs !…

— Je suis une honnête femme !… fit la mégère en se redressant. Je ne crains rien… Oui-da !… c’est qu’on est en règle avec l’administration, m’sieu Olivier.

— Vous vous attirerez la haine de gens plus puissants que… mais vous êtes avertie… Je vous en ai dit assez.

— Parbleure ! on se taira. Dès qu’il y a un billet de femelle…

— Hein ?

— Un billet de cinq au bout de mon silence, il n’y a pas de danger que je lâche un mot…

— Et maintenant… allez chercher Mlle Thérèse.

— Qui n’est pas plus Thérèse que mon œil. On y va… on y va…

Et Mme Machuré, laissant sa porte entr’ouverte, rentra dans le corridor borgne qui précédait un escalier boueux, à peine éclairé par une veilleuse à demi éteinte.

— Ah ! madame la duchesse, si vous ne me teniez pas pieds et poings liés, je sais bien qui ne se chargerait pas de pareilles corvées, murmura Olivier, tout en frappant du pied avec impatience… Si jamais je suis libre… si jamais je…

Mais il eut sans doute peur d’être entendu, car, sans achever la phrase commencée, il jeta un regard soupçonneux autour de lui, et se mordit les lèvres jusqu’au sang, de regret d’avoir laissé échapper ce peu de mots.

L’absence de la Machuré ne fut pas de longue durée. Elle reparut peu d’instants après, suivie d’une jeune femme enveloppée dans un large manteau noir, un loup à barbe de dentelle sur le visage et laissant voir sous son manteau la jupe ou plutôt le bas d’un domino.

Elle tremblait et semblait ne suivre qu’à regret la Machuré, qui éclairait le corridor à l’aide de sa lanterne sourde.

Le jeune homme s’élança vers la jeune fille.

— Venez, lui dit-il, en lui offrant son bras, le temps nous presse.

La jeune fille prit le bras qu’on lui offrait, mais l’émotion fut plus forte que sa résolution, et elle fut forcée de s’arrêter.

— Vous tremblez… vous frissonnez… De grâce, rassurez-vous !… Appuyez-vous sur moi… vous n’avez rien à craindre !

— Mon Dieu ! fit-elle d’une voix douce et suppliante, je vous demande