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regard de la créole tomber sur lui. Il se savait examiné. Il demeura impassible.

La belle Hermosa ne parvint à rien lire, à rien deviner sur ce visage calme et froid.

Sur un signe du comte, le chapelain prononça le Benedicite.

Chacun prit place.

Noël se trouvait assis entre le comte et la comtesse.

Si grande que fût la contrainte que lui imposait le voisinage immédiat de cette dernière, il bénit cet arrangement, dans son for intérieur.

Il préférait se trouver auprès d’elle.

De la sorte, il ne sentait pas ce regard de feu peser continuellement sur lui.

Le dîner fut long.

On le servit avec ce luxe et cette élégance qui ne se trouvent plus aujourd’hui que dans les maisons princières.

Chez les parvenus on dîne beaucoup.

Chez les gens qui ne sont pas encore arrivés on dîne peu.

Chez les gentilshommes ruinés on ne dîne plus du tout.

En fait de gastronomie, les grandes familles espagnoles ont précisément conservé la tradition du siècle de Louis XIV.

En apparence, il ne se passa rien tout le long de ce repas.

Le feu couvait sous la cendre.

La conversation tombait sans que personne la relevât d’une impulsion vigoureuse.

L’aumônier mangeait comme tout bon ecclésiastique le doit faire à l’heure sainte de ses repas.

Le médecin veillait son malade, sans perdre un morceau pour son propre compte.

Malgré tous ses efforts, le comte de Casa-Real laissait percer une souffrance.

Mme de Casa-Real était nerveuse, selon son habitude.

Le capitaine seul mangeait, riait, buvait et causait.

Sans lui, le dîner, qui n’était que peu gai, aurait été lugubre.

Si Mouchette s’était trouvé admis dans, une si noble compagnie, il eût demandé la permission de faire une cabriole sur la table pour animer la conversation.

Mais le gamin de Paris grouillait chez la Pacline, à deux mille lieues de là, en ce moment ; il n’avait même pas encore fait la connaissance de son ami la Cigale.

Et puis, pourquoi Mouchette en cette affaire ?

Les dulces et les confites servis, on se leva.

L’aumônier dit les Grâces, et l’on passa au salon.

L’aumônier et le médecin n’y firent qu’une courte apparition.

Le comte, sa femme et le capitaine restèrent seuls.

— Mon cher capitaine, lui dit le comte, vous le savez, vous êtes ici chez vous. La liberté la plus grande vous est accordée. Vous serez d’autant plus