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C’était bien une de ces belles nuits des tropiques, claires comme les tristes jours de nos climats septentrionaux, une de ces nuits qui enlèvent votre âme sur l’aile radieuse des songes argentés, pour la transporter au riant pays de la rêverie et de l’idéal.

Tout, dans ces moments solennels, convie à la vertu, à la fraternité, à l’amour.

Et ce serait si facile d’écouter les milles grandes voix de la création !

Si facile et si tentant !

Hélas ! notre rôle de fidèle conteur ne nous permet pas de nous appuyer plus longtemps sur un piédestal, sur un appui aussi doux, aussi poétique.

Il nous faut revenir à la réalité.

Au milieu de cette nature calme et reposée, sur le pont de ce navire agréablement bercé par la brise de nuit, par le souffle protecteur de la divinité, il se passa la scène qui suit.

Scène horrible, œuvre clés ténèbres, desquelles Satan lui-même détourne la tête, une fois que sa malice infernale a aidé à les commettre.

Un second coup de sifflet, faiblement modulé, venait d’être donné par l’Espagnol.

Au même instant, avec un terrible ensemble, plusieurs coups sourds et rapidement appliqués retentirent à l’avant du brick.

C’était le bruit mat d’un battoir de blanchisseuse frappant du linge mouillé.

Plusieurs murmures, deux ou trois cris étouffés, une agitation soudainement éteinte !

Ce fut tout.

Trois corps soulevés dans l’ombre par des mains impitoyables, glissèrent en travers sur la lisse et s’engloutirent dans les flots, naguère encore si limpides.

Il y eut un bouillonnement.

L’eau prit une teinte rougeâtre.

Le navire embarda.

Puis tout disparut.

Si lestement qu’eût été exécuté ce triple meurtre, si faibles qu’eussent été les cris d’agonie des victimes, le bruit de la lutte qui avait suivi tira l’officier de quart de son assoupissement involontaire.

Il secoua sa fatigue et se leva.

Un instant lui suffit pour deviner le meurtre, pour comprendre la situation.

C’était un homme courageux.

Il n’avait pas d’armes.

Sa première idée fut de s’en faire une avec le premier morceau de bois ou de fer qui lui tomberait sous la main.

Une esparre en chêne de près de cinq pieds de long et de la grosseur du bras d’un enfant de douze à quinze ans gisait oubliée sur la drome.

Le lieutenant sauta sur elle.

Une fois cette arme, peu commode à manier, mais redoutable quand même,