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— Cette besogne accomplie, nous ne sommes pas des pirates, mais des naufragés, de malheureux et intéressants naufragés. Toutes les sympathies nous sont naturellement acquises. Le premier navire qui nous aperçoit — et nous en rencontrerons un avant que vingt-quatre heures ne s’écoulent — nous prend à son bord. On nous entoure, on nous interroge, nous racontons que notre brick a pris feu. Notre sûreté nous répond de notre discrétion et de notre silence réciproque. On nous soigne, on s’apitoie sur nos infortunes, et comme nos ceintures sont bien garnies, qu’elles le seront doublement, notre expédition entièrement terminée, nous oublions tous nos malheurs en touchant terre. Adieu et merci à nos sauveurs ! Plaisirs et bombance dans un avenir prochain. Voilà tout ce qui vous attend si vous m’obéissez et si vous savez vous taire. Est-ce ce que vous demandez ? Et mon plan vous convient-il, mes garçons ?

— Oui ! oui ! répondit-on en chœur.

— Il ne vous reste plus qu’à mettre la main à l’ouvrage, et cela, le plus vite possible.

— Ce ne sera pas long ! fit le maître d’équipage.

Quand des hommes d’action comme ceux qui survivaient à la tuerie décrite plus haut par nous, sentent que leur salut dépend de leur promptitude, ils vont vite en besogne.

Aucun d’entre eux ne resta inactif.

Le moyen proposé, tout scabreux et difficile qu’il parût de prime abord, était en réalité le seul qu’ils pussent employer pour dérouter la justice humaine, pour échapper au châtiment de leurs crimes.

Vers trois heures du matin, le plan de Marcos Praya se trouvait en pleine exécution.

Le brick La Rédemption, auquel on avait mis le feu par surcroit de précaution, coulait, s’enfonçait majestueusement dans les flots, qui le recouvrirent de leur humide manteau.

La flamme éteinte, la fumée disparue, évanouie, la chaloupe, contenant tout ce qui survivait de l’équipage de la Rédemption, s’éloigna lentement du théâtre du sinistre.


IX

DANS LA CHALOUPE

Le soleil se levait.

Il sortait du sein de l’Océan dans des nuages d’un rouge sanguinolent.

La brise était presque entièrement tombée.

Se balançant lourdement sur les eaux de l’Atlantique endormi, la chaloupe qui contenait les révoltés de la Rédemption restait presque stationnaire.

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, l’horizon était vide et libre.

Aucune voile blanche, nul panache de fumée ne tranchait sur ses bandes bleuâtres.