Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/260

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hommes, cherchant à retenir depuis le premier jusqu’au dernier mot du récit inventé par Marcos Praya.

— Notre chargement consistant en spiritueux, toiles et coton de fabrique anglaise, tous nos efforts sont vains pour éteindre le feu. L’incendie fait de rapides progrès. À minuit, tout espoir de sauver notre cher navire est perdu.

— À minuit, camarades, répéta le maître d’équipage pour bien leur inculquer les heures dans la cervelle.

— Le capitaine nous fait mettre la chaloupe à la mer. Il s’embarque dans le canot avec quatre hommes et une dame passagère.

— Quatre hommes et une passagère, c’est convenu. Retenez bien ça, vous autres. Après, señor ?

— Le reste de l’équipage descend dans la chaloupe, et le Santiago reste abandonné à son triste sort. Comprenez-vous bien tout cela ? faut-il que je vous le répète ?

— Inutile, répliqua le maître d’équipage. Nos hommes vont vous répéter la chose à tour de rôle. Comme ça, nous serons bien sûrs que rien ne leur a échappé dans le coulage et dans l’incendie de ce bon Santiago.

Ce qu’il venait de dire fut fait.

Chaque révolté, chaque bandit répéta, avec une exactitude et une mémoire dignes d’un meilleur emploi, la fable inventée par le métis.

Seul le mousse se tut quand vint son tour.

— Parle, petit, dit le maître d’équipage.

— Je ne peux pas, répondit l’enfant.

— Comment ! tu ne peux pas ? pourquoi ça ?

— Parce que je ne sais pas.

— On a répété la chanson sept fois devant toi, marmaille du diable, et tu ne peux pas la chanter comme les autres ? Attends, attends, je vas te donner de la voix, moi.

Et le brutal matelot allongea au mousse qui ne s’y attendait pas, une bourrade assez forte pour l’envoyer rouler à l’autre extrémité de la chaloupe.

L’enfant se releva.

Il s’essuya le visage et épongea silencieusement le sang qui en coulait.

Mais il ne répondit rien.

Le maître d’équipage allait se précipiter sur lui pour renouveler la correction et l’amener à résipiscence.

Marcos Praya l’arrêta et s’entremit entre le mousse et le reste des matelots, qui, à l’exemple du maître d’équipage, lui lançaient des regards menaçants.

— Laissez cet enfant, dont je fais mon affaire, et écoutez ce qui me reste à vous apprendre.

— Dites, señor.

— Notre capitaine se nommait don Pedro Sallazar.

— Pedro Sallazar. Allez.

— Le brave et digne homme, reprit Marcos, ne pouvait se décider à quitter son navire. Nous n’avons pu l’empêcher d’y rester jusqu’au dernier moment. Malheureusement, en prenant sa distance pour sauter dans le canot,