Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/261

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il se trompa de quelques pieds. Il tomba à l’eau. Le canot, se trouvant pris dans le remous, chavira avec tous ceux qui le montaient. Tout le monde y passa excepté cette dame.

— Quelle dame ? demanda sournoisement le maître d’équipage.

— Le négociant qui m’accompagne.

— Bon ! Vous nous rendrez la justice de reconnaître que jusqu’à présent nous avons respecté son incognito.

— Oui, mon brave. Seulement dès maintenant vous voudrez bien la traiter selon son rang et son sexe.

— Quand on paye comme elle, señor, on n’a besoin ni de sexe ni de rang pour se faire respecter, répondit le bandit.

— Bien, voilà, mes agneaux, toute l’histoire du naufrage et de l’incendie du Santiago. Ne sortez pas de là, et du diable si cette affaire vous cause jamais l’ombre d’un désagrément.

— On s’arrangera pour que tout le monde ici dise la même chose, repartit le maître d’équipage en lançant un regard féroce du côté du mousse.

L’enfant demeura immobile et recueilli.

Tous ces crimes, tous ces mensonges entassés les uns sur les autres répugnaient à sa jeune nature.

Il était fils d’une catholique fervente.

On lui avait appris à ne jamais trahir la vérité.

Or, ne point mentir n’était pas chose facile dans la circonstance présente.

Il se demandait, dans son for intérieur, comment il allait se tirer de cette situation périlleuse.

Trahir ceux qui l’avaient épargné, sauvé même, ne lui semblait pas possible.

D’autre part, répéter le conte inventé par Marcos Praya, il ne le voulait pas.

Toutes ses appréhensions, ses hésitations se lisaient sur son jeune visage.

Après s’être concerté avec ses matelots, le maître d’équipage se pencha vers Marcos Praya, qui s’occupait de sa maîtresse, et il lui dit de façon à ce qu’elle l’entendît sans être forcée de paraître l’écouter :

— Señor, toutes vos instructions seront suivies de point en point.

— Tant mieux pour tout le monde, répondit le métis.

— Rien de plus simple et de plus croyable, comme vous nous l’aviez annoncé.

— Nous serons crus sur parole, j’en jurerais, et l’on n’ira pas aux preuves.

— Certes… si nous disions tous de même.

— Nous le dirons.

Le marin hocha la tête.

— Non.

— Comment ! non ?

— Le mousse nous vendra.

— Le mousse ?

— Oui. Regardez-le.

Marcos Praya jeta les yeux sur l’enfant.