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Les bandits ne se sentaient pas de joie.

Ils riaient. Ils chantaient. Ils se réjouissaient à la vue de ce bâtiment.

C’était un sauveur qui leur arrivait.

Seul, l’homme qui se tenait à la barre ne se départit point de son impassible froideur.

Un léger sourire, empreint d’une amère ironie, voltigea sur ses lèvres.

Il le réprima de son mieux.

Tenait-il à ne pas troubler la joie de ses compagnons ?

L’arrivée de ce navire avait-elle pour lui une autre signification ?

C’est ce que nous apprendrons tout à l’heure.

Toujours est-il que le mousse et sa récente infortune se voyaient totalement mis de côté.

La créole venait de se réveiller.

Elle avait repris sa place à l’arrière.

Son majordome jugea prudent de répéter ses instructions aux matelots.

Peine inutile ! Ces gens-là tenaient trop à leur peau pour ne pas faire preuve d’une mémoire merveilleuse, propre surtout à l’homme de mer.

— Que tout marche ainsi, mes agneaux, dit Marcos Praya aux matelots, et je vous en réponds, personne ne mettra le nez dans vos affaires. Cette histoire coule de source ; on la croira comme nous la raconterons… carrément… et on l’acceptera comme parole d’Évangile.

Cependant le navire inconnu se rapprochait rapidement.

La brise s’était levée.

Le navire marchait toutes ses voiles dehors.

Il arrivait, le cap droit sur la chaloupe qu’il venait d’apercevoir.

Les révoltés, de leur côté, avaient dressé un mât le long duquel ils venaient de hisser et d’orienter une voile.

La distance diminuait de plus en plus entre la chaloupe et le bâtiment.

Ce dernier commençait à se découvrir.

C’était un grand brick, ras sur l’eau, à la haute mâture.

Il paraissait entièrement peint en noir, sauf une étroite ligne rouge, qui traçait un sillon sanglant autour de ses préceintes.

Fin voilier, il volait sur l’eau comme une dorade.

Matelots et passagers survivants de la Rédemption admiraient en connaisseurs les fières allures de ce beau bâtiment taillé pour la course.

Vers deux heures de l’après-dîner, le brick se trouva par le travers de la chaloupe.

Il arriva sur elle, la mit dans ses eaux, cargua sa grand’voile et masqua son grand hunier.

La chaloupe se tenait maintenant à demi-portée de pistolet du brick, sur l’avant duquel on distinguait plusieurs hommes armés de longues-vues.

Ces longues-vues, opiniâtrement braquées sur l’embarcation, ne la quittaient pas une seconde.

— Attention, dit le métis à ses compagnons. Voici le moment de jouer serré. Laissez-moi faire.

Il se leva.