Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/309

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— C’est pour cela qu’il me fut possible de faire attention à ce que je vais vous conter.

— Enfin !

— Au coin du tapis se tenaient deux individus. L’un, jeune, beau, riche, ayant devant lui une centaine de billets de mille francs qu’il voyait enlever par les râteaux des croupiers, ou doubler à tour de rôle, sans seulement faire un geste d’impatience ou de satisfaction.

— Son nom ! dit la Pomme.

— Gourmande !… Près de lui, un vieillard au crâne dénudé de tout ornement, au linge douteux, aux mains douteuses comme son linge, écrivait, notait, pointait, à l’aide d’un crayon, tous les coups qui sortaient, sur des cartes à marquer et des papiers ad hoc, disposés devant lui. Vous ne me demandez pas le nom de celui-là, miss Rosa ?…

— Merci bien.

— Vous aimez mieux l’autre ?

— Les yeux fermés.

— Je continue. C’étaient évidemment là les deux types les plus curieux de la soirée.

— Eh bien ! et vous ! vous vous oubliez… railla doucement Rosette.

— Mademoiselle, si vous m’interrogez encore une fois, je retarde d’un an la fin de mon récit.

La Pomme se mit ses deux petites mains sur les lèvres, en guise de bâillon.

M. Lenoir reprit :

— Trois fois dans la soirée le vieillard dit au jeune homme : Allez. Et trois fois le jeune homme poussa sur une des couleurs la masse de billets de banque qu’il avait devant lui, en disant : Le maximum aux billets ! Les trois fois, il perdit. Le coup perdu, le vieillard se replongeait dans ses calculs. Après la troisième perte du troisième maximum, le jeune homme se retourna en souriant vers son voisin. Il trouva la place vide. Le vieillard, le voisin, le professeur de langue verte, n’avait même pas attendu les reproches ou les compliments de condoléance de sa victime. Il venait de filer sans tambour ni trompette.

— Et le jeune homme ?

— Insensible à la perte comme au gain, il se leva, ramassa le reste de ses billets et de ses rouleaux de louis, et se dirigea vers la porte.

— Vous le suivîtes ?

— Naturellement, et je l’entendis qui disait à un de ses amis avec un léger accent anglais : — Mon cher vicomte, je suis enchanté de ma soirée. J’avais pris M. Dominique pour un adroit filou, c’est tout bonnement un imbécile ! — En attendant, lui répondit l’autre, que le jeune homme nommait vicomte, en attendant, vous lui avez donné une dizaine de mille francs. — C’est vrai, mais il les a reperdus dans notre dernière séance. Je me doutais de la chose et je l’avais forcé à s’associer.

— Eh bien ! demandaient les deux jeunes femmes, que concluez-vous ?

— Toujours pressées ! continua le commis-voyageur. Je cherchais, comme