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blessé. Les deux sœurs, Mlle Laure et Mlle Angèle, agenouillées de chaque côté du lit, tenaient chacune une des mains inertes de leur frère. Et c’étaient des soupirs et des sanglots à fendre l’âme. Mme la vicomtesse seule ne pleurait pas, ses yeux restaient secs, mais on sentait bien que ses larmes lui retombaient comme une pluie de plomb fondu sur le cœur.

Pâques-Fleuries et Rosette eurent beau faire, malgré leurs efforts, leurs yeux se baignèrent de larmes comme si la chose les eût regardées elles-mêmes.

Voyant que le vieux soldat s’arrêtait, la dernière lui dit d’une voix étouffée :

— Continuez ; nous voulons tout savoir.

Il reprit :

— J’avais aidé à remonter M. le vicomte ; je restai là. On pouvait avoir besoin de mes services.

— Après ? après ?

— Le docteur parvint, en débridant les blessures, à en faire jaillir le sang. Le pauvre jeune homme poussa un long soupir et ouvrit les yeux.

— Enfin ? fit Rosette.

— Il reconnut sa mère, qui se penchait haletante sur son visage ; il essaya de sourire, le brave cœur, il voulut parler… Mais Mme la vicomtesse lui ferma la bouche de sa main tremblante, en lui disant : Pas un mot, mon fils, pas un geste ! il y va de ta vie !

— Et le docteur ?

— M. Martel ? Pendant ce temps-là, il murmurait, il grommelait entre ses dents : — Tonnerre ! c’est raide ! c’est grave, et je ne sais pas si…

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Pâques-Fleuries.

— C’est justement ce que je pensais, mademoiselle, dans mon à part ; car seul j’entendis l’arrêt du docteur… et vous comprenez si je me suis mis devant lui, pour que ces fatales paroles n’arrivassent pas jusqu’à la malheureuse mère…

— Si jeune ! fit M. Lenoir.

— Si riche ! continua la Pomme.

— Et si aimé ! dit Pâques-Fleuries en retenant ses sanglots.

— Et le docteur a quitté le vicomte ?

— Après l’avoir pansé et endormi, oui.

— Et quelles ont été ses dernières impressions ?

— Mauvaises ! très mauvaises !

— Ne vous a-t-il rien recommandé ?

— Si fait… de le prévenir, de l’aller chercher s’il survenait n’importe quel accident. Je l’ai reconduit jusqu’à sa voiture. Ses hochements de tête n’auguraient rien de bon. Ah ! tenez, monsieur Lenoir, il ne faut pas croire que parce que je ne disais rien de tout ça, je n’en pensais pas plus, moi !

— Je ne crois pas cela de vous, mon ami, repartit M. Lenoir en lui serrant, la main. Je comprends toute votre émotion.

— J’ai été soldat. La mort et moi, nous sommes deux vieilles connaissances ; si nous ne nous sommes pas serré la main, comme vous me la serrez en ce moment, c’est tout au plus. J’ai vu la boucherie d’Eylau, la débâcle de