Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/319

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la Bérésina, où les hommes étaient devenus plus féroces et plus brutes que les bêtes sauvages ; je me suis trouvé dans les derniers carrés de la garde, à Waterloo, et là, franchement, foi d’homme et de Breton, le pouls ne me battait pas plus la charge qu’en cette minute présente.

— Brave père Pinson ! fit la Pomme. Vive l’Empereur !

— Oui, vive l’Empereur ! c’était notre cri de victoire ! Ce fut le dernier cri de la Grande Armée expirante ! Blessé, laissé pour mort sur un tas de cadavres ou de mitraillés, bien près de passer de vie à trépas, je n’eus pas une larme au bord de la paupière. Je ne suis pas tendre, allez !… Eh bien ! cette nuit, en contemplant ce pâle et beau jeune homme, que je venais, deux heures auparavant, de voir passer si gai, si riant, si plein d’avenir, en me trouvant en face de ces trois femmes agenouillées, priant et se faisant un triple manteau de leur triple désespoir, j’ai senti leur douleur me gagner, je me suis agenouillé comme elles, j’ai prié et pleuré… C’était drôle, c’est vrai, et vous auriez ri, si vous étiez entrés dans cette chambre-là.

— Arthur est parti ! s’écria l’étudiant en médecine, d’un ton de reproche.

— Pourquoi nous traitez-vous ainsi ? dit doucement Pâques-Fleuries.

La Pomme se contenta d’embrasser le vieillard, en lui faisant une de ses plus jolies petites mines et en ajoutant :

— Voilà votre récompense, amour de vieille garde que vous êtes.

Quant à M. Lenoir, il coupa court à toutes ces démonstrations attendrissantes, en disant vivement :

— Sergent, quand le docteur Martel a-t-il promis de revenir ?

— Vers les quatre heures de relevée.

— Bien. Voilà qui me rassure.

— Pourquoi ?

— S’il avait été aussi inquiet que vous nous le dites, il serait revenu plus tôt.

— Au fait, c’est juste, murmura le concierge.

— Oh ! cher monsieur Lenoir ! fit Pâques-Fleuries.

— Monsieur, interrompit l’étudiant en s’adressant à son amphitryon, pensez-vous que je serais indiscret en offrant mes services, soit à ces dames de Luz, soit au docteur Martel ?

— Indiscret ! Non pas, répondit celui-ci. Vous ne pouvez être qu’utile.

— Oh ! oui, monsieur Adolphe, s’écria Pâques-Fleuries, faites cela… Secourez ce pauvre blessé… Voilà une bonne pensée.

— Attendez l’arrivée du docteur, à moins d’un cas pressant… Vos études sont terminées, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, je vais passer ma thèse.

— Bon. Le sergent vous préviendra au moment opportun.

— Vous pouvez être tranquille, monsieur Lenoir, fit ce dernier.

Un nouveau hurlement de chien se fit entendre.

— Décidément, il se passe quelque chose d’extraordinaire, dit le vieux sergent en se levant.

— Vous nous quittez ?

— Vous m’excuserez, mesdemoiselles et messieurs, mais il faut que je