Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/331

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qu’il s’était choisie, et que, sauf dans ses moments d’ivresse, où il devenait terrible, il respectait et faisait respecter de tous.

« Cette compagne, sa femme, la Mignonne, énorme créature pesant plus de cent kilos, remplissait les rôles de géante ou de femme à barbe dans les foires où la troupe pouvait étaler ses splendeurs et ses merveilles aux yeux d’un public idolâtre.

« La Mignonne n’avait qu’un œil ; son visage, couturé par d’affreuses brûlures, inspirait l’effroi de prime abord, et pourtant ce colosse femelle possédait une âme sensible et dévouée.

« Elle jouissait, en outre, d’un avantage incontestable sur toutes les autres femmes de la troupe et de la tribu : elle était muette de naissance.

« Quant à l’œil qu’elle avait perdu et aux brûlures qui la constituaient un objet de terreur pour les petits enfants, c’était le plus doux et le plus glorieux souvenir de sa vie.

« Aussi le plus grand plaisir qu’on pût causer à cette misérable créature, c’était de lui faire raconter, dans sa mimique expressive, la nuit terrible où, au péril de sa vie, elle avait arraché aux flammes Jean Vaudrouille et sa vieille mère paralytique.

« À la suite de ce dévouement et de cet acte de courage qui coûtaient si cher à la Mignonne, le bohémien reconnaissant l’épousa et en fit la reine de sa tribu.

« Pour trouver de ces dévouements et de ces reconnaissances, il faut lire les contes de Berquin ou voyager en pleine bohème.

« À tout prendre, Jean Vadrouille n’avait pas fait une si mauvaise affaire :

« Il avait acheté, moyennant une cruche cassée et une promesse de fidélité qui n’était pas un article de foi, l’être le plus affectueux, le plus sincèrement attaché à sa royauté qu’il soit au monde, l’obéissance d’un esclave et la gratitude d’un chien.

« En dehors de ses occupations artistiques, le roi des bohémiens avait un singulier métier.

« Il était marchand d’enfants.

« Tous ceux qu’il volait ou qu’il achetait, il les revendait après leur avoir donné une éducation consciencieuse et suffisante.

« Cette éducation consistait dans l’étude de la Danse des œufs, de la Danse de corde, du Saut de carpe, dans l’art d’avaler des couteaux ou des sabres, de rendre du feu par les narines et par les oreilles.

« Quand il voulait perfectionner un de ces élèves, — et il fallait que celui-là fût un de ses favoris, — il daignait lui inculquer lui-même les principes de la chiromancie et de la cartomancie.

« Des correspondants, que sa royauté possédait dans chaque contrée de l’Europe, se chargeaient de revendre ses produits de chair humaine aux saltimbanques patentés, aux directeurs de cirques ambulants, voire aux directeurs de cirques exerçant dans les grands centres, dans les capitales de l’Europe.

« Son commerce allait bien.

« La guerre venait de ruiner les campagnes.

« Dans beaucoup d’endroits, dans maints villages, les paysans pleuraient