Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/338

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« Je le suppliai tant, tant, de ne pas abandonner ma sœur, car tout d’abord je lui donnai ce nom-là, — un peu plus, je l’appelais ma fille, — qu’il se laissa attendrir et consentit à l’emmener avec nous.

« Au fond, je vous l’ai déjà dit, Jean Vadrouille n’était pas un mauvais cœur.

« Ce fut l’époque la plus heureuse de ma jeunesse, de mon enfance, si vous voulez.

« J’étais choyée, libre de satisfaire tous mes caprices de chèvre sauvage ; je chantais comme une oiselle du matin au soir, imprévoyante et sans souci ; j’étais parvenue au comble de mes souhaits.

« J’avais une amie, une sœur qui me chérissait autant que je la chérissais, que je la chéris moi-même aujourd’hui.

« Oh ! oui ! mon bonheur était complet ! bien complet ! fit-elle avec un soupir de regret, un soupir étouffé.

Rosette s’interrompit un instant ; elle se passa la main sur les yeux comme pour chasser un mirage séduisant.

— Bast ! reprit-elle au bout d’un instant, à quoi bon regretter ce qui n’est plus ? Le passé est passé. N’y pensons plus.

« Deux ou trois ans s’écoulèrent sans que je m’en aperçusse.

« Mon amitié pour Pâques-Fleuries augmentait de jour en jour.

« Nous l’avions nommée ainsi, parce que c’était le dimanche des Rameaux que notre rencontre avait eu lieu.

« Elle ne connaissait que moi dans notre nombreuse caravane.

« Aussi je ne la quittais pas plus que son ombre.

« Je lui apprenais tous les tours de passe-passe qui formaient le fond de mon répertoire.

« Elle me payait mes leçons en m’enseignant ce que ni Jean Vadrouille ni la Mignonne ne s’étaient donné la peine de me montrer, la lecture et l’écriture.

« Du reste, les braves gens avaient une excellente raison à donner de leur négligence à cet égard : ni l’un ni l’autre ne savaient lire dans un autre livre que le livre de la nature. Là, rien ne leur était lettre close.

« Aussi, à mon âge, pouvais-je en remontrer à l’agriculteur le mieux assermenté.

« Pâques-Fleuries savait me prendre adroitement.

« Bien que je ne me sentisse pas un goût bien déclaré pour l’étude et que je préférasse jouer et courir après les papillons, j’apprenais pour lui faire plaisir.

« Elle grondait bien de temps en temps ; mais après une séance tant soit peu orageuse, je lui sautais au cou, et tout se terminait au mieux pour elle et pour moi.

« Ce fut aussi cette chère sœur qui m’inculqua mes premières notions religieuses. Jusque-là je parlais de Dieu sans me douter que ce mot contenait l’humanité et l’éternité tout entières.

« Pâques-Fleuries me révéla tous les mystères de la foi.

« Jusque-là je ne m’étais pas donné la peine d’y réfléchir une seule minute.