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Et elle commença d’une voix faible, mais encore belle et habile dans l’art du chant, l’Adieu, de Schubert :

Voici l’instant suprême,
L’instant de nos adieux !
Ô toi ! seul bien que j’aime,
Sans moi retourne aux cieux !
La mort…

Ici la voix lui manqua.

Elle s’était levée, son fils toujours bercé par ses bras glacés ; elle retomba, chancelante, sans voix, sur la borne qui lui servait de siège, sans pouvoir répéter d’autre mot que :

— La mort ! la mort !

Mais son but était atteint.

La fenêtre du restaurant venait de s’ouvrir et quatre ou cinq masques, des verres de champagne à la main, des cigares aux lèvres, le bras entourant la taille des grisettes, lorettes ou étudiantes qui leur donnaient la réplique, parurent, cherchant d’où pouvait venir cette réponse funèbre à leurs gais refrains.

Tout d’abord, ils ne virent rien, et l’un d’eux se mit à crier :

— La bonne farce ! hé ! là-bas ! la Malibran, faites dételer, nous remplacerons les chevaux de votre carrosse !

La pauvre femme releva la tête, comme si elle eût reçu subitement une commotion électrique, ses yeux lancèrent un regard de convoitise vers les bougies qu’on voyait au travers des vitres du cabinet où soupaient ces gens-là. Elle prêta l’oreille à cette raillerie, qui, pour elle, était une espérance.

— La charité, s’il vous plaît ? fit-elle en baissant la tête.

La voix de la pauvre femme résonnait si faiblement, qu’elle se perdit au milieu des rires et des calembours.

— La Pomme, appelle-moi Jean, ou je ne te réponds plus, dit en titubant sur ses jambes un tout jeune étudiant de première année, qui cherchait à se faire passer pour un viveur, un cynique, un blasé, lui qui arrivait la veille de Bernay, avec deux malles pleines de linge, des illusions plein la tête, et des mains plus rouges que celles d’une Javotte de village.

La mère mit un baiser au front pâle de son enfant.

La Pomme mit un soufflet sur la joue de son cavalier, et lui riant au nez :

— Je ne connais que des Arthurs. Tu t’appelleras Arthur comme les autres. Voilà !

En ce moment ses regards tombèrent sur la mendiante, qui s’était avancée jusque sous la fenêtre, et qui tendait la main.

— La charité ? J’ai faim, mon fils aussi !

— Oh ! pauvre femme ! s’écria la Pomme. Tiens ! sans cœur d’Arthur, regarde, la voilà ta Malibran ! Vite la main à la poche.

— Ah ! plus souvent ! répondit celui-ci en se retirant de la fenêtre… On la connaît, c’est toujours la même chose ! Voilà dix ans que cette coquine-là fait