Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/365

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Sans avoir l’air de s’en apercevoir, M. de Warrens poussa la table couverte de journaux dû côté de son hôte, et lui tendant un porte-cigares :

— Tenez, colonel, il y a sur cette table des feuilles de toutes les langues et de toutes les couleurs, lisez-les. Voici d’excellents cigares, que je vous garantis pur régalias de la Costa-Abajo, fumez-les.

— Je lirai et je fumerai, répondit Martial Renaud.

— Ne vous gênez pas et vous ne nous gênerez pas non plus. Maître Dubuisson ne se laissera pas intimider par votre présence.

— Pourtant, monsieur le comte… objecta ce dernier…

— Je sais ce que vous voulez dire, mon cher tabellion… vous craignez que notre dialogue ne porte sur les nerfs du colonel… vous ne le connaissez guère… C’est un homme tout d’une pièce ; une fois dans sa lecture et dans sa fumée, rien ne l’en tirera… vous verrez… et nos affaires réglées, j’aurai du mal à le faire sortir de son isolement.

— Heureuse nature ! murmura maître Dubuisson, sur une tonalité qu’Henry Monnier lui eût enviée.

En effet, le colonel Renaud, après avoir allumé un cigare de huit pouces, venait de déplier le Times, et s’était plongé corps et âme dans la lecture d’un premier London de trois pieds anglais.

— À nous deux ! reprit M. de Warrens, en se tournant vers le notaire. Où en sont nos affaires ?

— Monsieur le comte veut dire ses affaires, répliqua l’homme de loi, avec un sourire tout confit de condescendance.

— Oh ! ne me chicanez pas sur les mots, fit le comte en rendant sourire pour sourire ; ou je vous ferai perdre le plus beau de votre temps.

Maître Dubuisson s’inclina et comprit que son meilleur client ne tenait pas à le garder longtemps.

— La situation est-elle bonne ? demanda celui-ci.

— Excellente, on ne peut meilleure.

— Vous avez apporté le relevé du bordereau de janvier ?

— Je l’ai sur moi, ainsi que le compte courant de février.

— À merveille. Voyons un peu.

— Plaît-il à monsieur le comte de lire lui-même le bordereau ?

— Non, merci ; Lisez, je vous écoute. Sera-ce long ?

— Long ? que non pas… mais magnifique.

— Vous avez, cher monsieur Dubuisson, des adjectifs qui, quoi qu’on en ait, sonnent agréablement à l’oreille. Allez ! allez !

Le notaire commença d’un ton doctoral :

— Dernier semestre de 1846, tant pour les intérêts des fonds placés chez MM. de Rothschild que pour ceux placés chez Jacob de Kirschmarck et Van Buttel et Cie, banquiers à Paris, vos rentrées se montent à la somme de deux millions cinq cent soixante-douze mille quatre cent vingt-neuf francs quarante-cinq centimes.

— Ci, 2,572,429 fr. 45 c.

— C’est cela même.