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— La femme ?

— Transportée rue d’Astorg, n° 35.

— Pourquoi dans cette rue et dans cette maison ? fit le comte en pâlissant.

— N’était-ce pas ce dont nous étions convenus ? répondit Martial. Ton âme faiblirait-elle au moment décisif ?

— Tu as raison… Mais que veux-tu… Je ne suis sûr de moi qu’en face du danger, de la douleur. L’idée que je peux, que je vais revoir cette femme par qui j’ai souffert mille morts, me trouble et me cause un émotion indicible… Rien que de t’en parler, je tremble, j’ai la fièvre, je ne suis plus l’homme à toute épreuve que je dois être. Si tout autre que toi m’entendait parler ainsi, je le tuerais… Mais à toi, mon frère, mon ami, j’avouerai tout franchement. Prends pitié de ma faiblesse, partage mon désespoir, et sois sûr que mon mal est sans remède, puisque de vaines paroles et des larmes qui ne peuvent sortir de mes yeux sont les seuls soulagements que j’y trouve.

Le colonel examinait son frère avec tristesse.

Il ne lui répondit pas tout d’abord.

Chacun d’eux craignait de froisser l’autre en continuant de traiter un sujet où ils se trouvaient en désaccord pour la première fois de leur vie.

— Frère, nous reparlerons de cela quand l’heure sera venue.

Le comte respira plus librement, et lui prenant la main :

— Merci, lui dit-il.

Puis allant à un panneau masqué par les arabesques de la boiserie, il le fit glisser, et mit au jour une caisse en fer, enchâssée dans la muraille.

Il ouvrit la caisse à l’aide d’une clef de sûreté, et y renferma les papiers, le récépissé de la Banque de France, et les liasses de billets de mille francs que son notaire venait de lui remettre.

Avant de la refermer, il demanda au colonel :

— Tu n’as pas besoin d’argent ?

— Non, il me reste quinze mille francs sur les cinquante mille que…

— Je ne te demande pas de comptes.

— Oui, mais je tiens à t’en rendre.

— Tu es fou. En tout cas, pour qu’à l’avenir tu n’aies plus l’ennui de l’adresser à moi à ce sujet, je t’ai fait faire une double clef pareille à la mienne.

Martial Renaud prit la clef que lui tendait son frère, sans que cette confiance parût le surprendre.

— Tu vois comment ce panneau s’ouvre et se ferme. Ma fortune est la tienne, ne l’oublie pas.

— Sois tranquille… J’ai une faim de loup. Si nous déjeunions ?

— Déjeunons.

Et le comte sonna.

M. Saturne parut, et sans que son maître eût à lui faire un geste, un signe d’interrogation, il annonça de sa voix la plus majestueuse :

— Monsieur le comte servi !

On le voit, le page noir de M. de Warrens était l’ennemi né de tous les verbes actifs, neutres ou passifs.