Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/375

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— Frère, si tu m’en crois, tu me laisseras agir seul ce soir.

— Monsieur le colonel, voilà un joli conseil que vous me donnez là, répliqua le comte en continuant de plaisanter.

— Frère…

— Allons, c’est un enfantillage. Tu te moquerais de moi si je t’écoutais,

— Je te jure… s’écria Martial.

— Je te jure que je vais m’habiller, qu’on va nous seller des chevaux, et que nous allons faire un tour au bois… Voilà ce que jeté jure, prophète de malheur ! Quant à ce soir…

— Eh bien ? demanda Martial avec inquiétude.

— Quant à ce soir, nous en causerons demain matin.

Le comte sonna.

Saturne entra.

— Que les chevaux soient prêts. Nous sortons à deux heures.

— Déjà dit, répondit le nègre.

— Mons Saturne a raison. Tiens ! tu le vois., , tu me fais radoter… viens prendre le café dans mon cabinet de toilette.

Et, passant son bras sous celui de son frère, le comte de Warrens l’entraîna loin de cette table où ses regards craintifs cherchaient toujours la tache de sang, de sinistre augure.

Ils arrivèrent dans un fumoir précédant le cabinet de toilette.

Là se trouvaient tout prêts deux narghilés, bourrés de ce tabac d’Orient qui pousse au rêve, excite à l’oubli, petit-fils du haschich et frère de l’opium.

Le comte ne se servait de ce tabac-là que lorsqu’il éprouvait le désir de s’isoler et de laisser de côté pour quelques instants les fatigues ou les plaisirs, les soucis ou les joies de ce monde.

Il offrit un de ces narghilés à son frère, et lui demandant quelques minutes pour changer de vêtement, il passa dans son cabinet de toilette où l’attendait son valet de chambre noir.

Demeuré seul, Martial Renaud alluma sa pipe asiatique, s’étendit, en poussant un profond soupir, sur le divan circulaire, seul ameublement du fumoir de M. de Warrens, et s’enveloppa dans un épais nuage de fumée bleuâtre, d’encens odorant.

Comprenant que, tout bien considéré, ses appréhensions n’avaient rien que de fort improbable, que le comte n’était pas homme à reculer devant des motifs aussi puérils, il chercha à éloigner la vision qui l’inquiétait.

Les yeux à demi clos, la pensée inerte, il se laissait aller avec un acre plaisir à cet état de douce langueur où finit la raison, où commence l’ivresse.

Cette langueur si remplie de bien-être, qui n’est plus la veille sans être encore le sommeil, les Orientaux lui ont donné le nom de kief, les Italiens l’appellent il dole far niente : quant aux Français, ils cherchent, encore l’expression qui rendra dans leur langue positive cette sieste poétique et pleine de voluptés.

Peu à peu, les idées de sang et de mort qui lui avaient traversé le cerveau s’éloignèrent et disparurent.