Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/38

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sant échapper de ses lèvres crispées ces seuls mots, qu’elle avait essayé de chanter peu d’instants auparavant :

— La mort !… la mort !

Au loin, les pierrots, les sauvages et les débardeurs qui étaient venus à son secours traversaient en ce moment le pont des Arts en chantant.

Sans ralentir sa course affolée, la pauvre désespérée tourna le quai de gauche, s’engagea sur le pont du Carrousel, et arrivée au milieu à peu près, elle s’arrêta, puis se pencha sur le parapet.

Sous ses yeux, les eaux de la Seine déroulaient leur ruban blafard, large et moutonneux. Elles semblaient lui dire :

— Viens, nous te recevrons comme une amie, tu te reposeras dans notre sein. Ici est le repos, ici la fin de tes douleurs. Viens !

Ses lèvres murmurèrent une dernière oraison, un muet adieu à la vie.

Puis, couvrant de baisers frénétiques les joues de son enfant, elle sanglota :

— Mon Dieu ! mourir à vingt-cinq ans ! Mon Dieu ! pardonnez-moi… mais j’aime mieux l’emmener avec moi ! La route serait trop rude pour lui ! je ne veux pas qu’il reste seul dans ce monde… D’ailleurs une bonne mère ne quitte pas son enfant !… Viens, mon fils, viens avec moi !

Elle fit le signe de la croix et monta sur le parapet.

Une main puissante la saisit par la ceinture et l’attira en arrière.

Elle retomba à genoux sur le pont.

— Vous ! s’écria-t-elle avec une indicible terreur, en reconnaissant l’homme qui avait fait signe de la voler. Vous !

— Mauvaise mère, lui répondit une voix ferme et imposante.

— Mauvaise mère !… moi !…

— Quel est donc le Dieu qui autorise une mère à tuer son enfant ?

— Oh ! mon fils ! mon cher fils !

Et elle éclata en sanglots, trop longtemps contenus.

— Pleurez ! reprit l’inconnu, pleurez et repentez-vous !

Elle releva la tête et le regardant fixement :

— Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ?

— Je suis votre ami… je veux votre enfant.

— Mon enfant !… Ah ! cria-t-elle au comble de l’exaspération, tout à l’heure on m’a volé mon pain… maintenant on veut me voler mon enfant ! Oh ! non ! non !… Eh bien ! venez donc me le prendre !

— Pauvre folle ! fit l’inconnu, qui s’approcha d’elle.

— Ne me touchez pas, cria la mère épouvantée, j’appelle, je crie… On viendra… Vous ne me volerez pas mon chérubin, mon trésor, ma vie… à moi… On viendra… Il veut me… Ah ! le misérable ! À moi… à moi !…

Ce fut tout.

La fatigue, le besoin l’emportèrent ; elle se sentit défaillir et elle tomba.

L’étranger se précipita et soutint l’enfant, qu’en tombant, par un mouvement instinctif, elle levait en l’air pour le préserver de tout mal ; puis il se baissa, saisit la mère dans ses bras et reprit, suivi du fils, le chemin que la pauvre femme venait de franchir en courant.