Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/383

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— Vous le connaissez depuis longtemps ?

— Depuis que je me connais moi-même.

— Damon et Pythias ! dit-elle avec une légère ironie.

— Oreste et Pylade, oui, comtesse, répondit le comte.

— C’est à merveille. Vous me restez quelque temps, n’est-ce pas ?

Il tira sa montre de la poche de son gilet, regarda l’heure avec un sang-froid exaspérant pour son interlocutrice, et lui dit de son ton le plus poli :

— Pour le temps qu’il vous plaira.

— Allons ! fit-elle nerveusement, vous n’êtes pas changé, mon cher comte !…

— Tant pis ! Mais que voulez-vous, on fait ce qu’on peut.

Ils montèrent les marches du perron.

Pénétrons avec eux dans cette demeure, bijou échappé par un miracle au marteau démolisseur de l’hydre-spéculation, dernier spécimen d’une époque de folie élégante et de volupté fiévreuse.

Nous l’avons dit :

L’hôtel Casa-Real avait ses grandes entrées sur l’avenue Montaigne.

On y arrivait par une vaste cour encadrée dans une colonnade de marbre blanc, comme le perron.

Sur ce perron, deux énormes sphinx, venus de la vallée du Nil, faisaient face à deux vases de bronze sortis des mains de Benvenuto Cellini, et contenant des jasmins d’Espagne.

La façade du corps de logis principal, composé d’un étage unique à dix pieds au-dessus du sol, était chargée de bas-reliefs ouvragés par l’élégant Clodion.

Un bassin de marbre vert, tenant le milieu de la cour, et d’origine toute récente, prouvait que la dernière propriétaire de cet hôtel magique n’avait pas respecté certains détails dans l’ornementation de sa nouvelle demeure.

Nos lecteurs devineront facilement pourquoi.

La comtesse de Casa-Real, toute fantaisiste et toute créole qu’elle fût, en faisant rouvrir les portes d’un réduit qui n’avait pas servi depuis 1775, s’était empressée d’ordonner qu’en gardant ce qui pouvait se garder de ces peintures plus qu’aimables, on supprimât impitoyablement les souvenirs trop vivants d’un passé par trop érotique.

Elle vivait en France.

D’ailleurs, n’écrivant pas en latin, il nous eût été impossible de détailler meubles, tableaux et statues par leurs vrais noms.

Soyons-lui donc reconnaissants de ses scrupules, de sa pudeur, et continuons notre visite.

L’antichambre, aux murs blancs, à filets dorés, surmontés de médaillons peints par Gebelin, et représentant les Amours de Daphnis et Chloé, était pavée en mosaïque digne de Pompéi.

Après l’antichambre, la salle à manger d’été donnant au nord.

À première vue, cette pièce offrait l’aspect d’un bosquet de marronniers, tant les aigrettes des fleurs et les éventails de verdure semblaient peu tenir aux murailles sur lesquelles l’artiste les avait peints. Le jour tombant en pluie d’or par un vitrage supérieur, sur les rameaux entrelacés des arbres, sur les