Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/403

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ombreuses où sa jeunesse avait laissé des souvenirs tumultueux, des traces ineffaçables.

Il y eut un instant de silence.

La quarteronne ne se fût point permis de troubler la rêverie de doña Hermosa.

C’était à celle-ci de rompre la glace.

Elle la rompit.

D’ailleurs, par une raison magnétique difficile à expliquer, la fixité du regard de la jeune fille pesait à la femme faite.

Ne se rappelant plus le motif pour lequel sa jeune suivante se trouvait à ses pieds, la comtesse de Casa-Real lui adressa la première question venue :

— Quelle heure est-il, chica ? — petite — lui demanda-t-elle en espagnol.

— Cinq heures viennent, de sonner, maîtresse, répondit la quarteronne dans la même langue harmonieuse, dont les répliques les plus insignifiantes sont si douces dans la tendresse et l’amour, si énergiques quand la passion pousse et commande.

— Cinq heures, déjà !

— Oui, mais ne vous inquiétez pas, maîtresse.

— Pourquoi m’inquiéter ?

— Le rendez-vous n’est que pour huit heures.

La pauvre enfant n’avait pas achevé cette phrase malencontreuse, que doña Hermosa, sortant de son apathie momentanée, se redressa rapidement, et saisissant entre ses mains nerveuses comme l’acier la tête de son esclave, la lui secoua avec une énergie fébrile :

— Es-tu folle, chica, pour parler ainsi, sans savoir si l’on peut nous entendre ? Me trahirais-tu ?

Et d’un geste brusque elle repoussa la jeune fille.

— Oh ! maîtresse ! murmura celle-ci, des larmes dans la voix.

La comtesse, comme toujours, se repentit de son premier mouvement, et désirant le racheter avec promptitude, elle alla à sa camériste, lui donna un petit soufflet amical sur la joue, et détachant un bracelet de corail qui faisait plusieurs fois le tour de son poignet, elle le passa au cou de sa victime.

— J’ai tort, dit-elle. Tu ne m’en veux plus, n’est-ce pas, mignonne ? La présence inattendue de Marcos Praya m’a tout affolée. Allons, c’est entendu… tu ne m’en veux plus ?

Nos lecteurs ne laisseront pas que de s’étonner tant soit peu, en faisant connaissance avec les mœurs étranges que nous leur mettons sous les yeux.

Nous les prions en grâce de ne pas oublier que la comtesse Hermosa de Casa-Real n’est point une Française, ni même une Européenne. Habituées, dès leur bas âge, à n’obéir qu’à leurs propres volontés, à se faire une loi du dernier de leurs caprices, les créoles de la Havane en viennent à une étrangeté de manière qui, tout en ne manquant ni de charmes ni d’imprévu, doit à coup sûr stupéfier tout bon et honnête habitant de la vieille Europe.

Ces manières, nous ne les défendons, nous ne les prônons pas. Nous les donnons pour ce qu’elles valent, désirant qu’on les prenne pour ce qu’elles sont.