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Ce M. de Warrens, riche autant que noble, ayant pour le passé intelligent et artistique le respect et le culte de toutes les grandes âmes, conserva pieusement les traditions laissées par les précédents maîtres de cette demeure.

Il n’y faisait, à la vérité, que de courts séjours, de rares apparitions. Mais ses gens, et ils étaient nombreux, même en son absence, avaient l’ordre exprès de vivre comme si l’hôtel était toujours habité par lui, c’est-à-dire sobrement et dans le plus grand ordre.

Un intendant, aussi muet que son maître était grand seigneur, tenait la main à ce que toutes ses volontés fussent exécutées ponctuellement.

Une seule fois, en deux années, un valet de pied rentra à moitié ivre : le lendemain, on lui payait trois mois de gages, et il était impitoyablement chassé.

Les autres, au nombre de cinquante, tant cochers que chefs de cuisine, palefreniers, valets de tous services, trouvant la maison bonne, se le tinrent pour dit.

Attaché libre à l’ambassade d’une des nombreuses principautés de la Confédération germanique, le comte de Warrens paraissait avoir trente ans à peine.

D’une beauté presque féminine, d’une adresse merveilleuse à tous les exercices du corps et à toutes les armes, d’une élégance irréprochable, il s’était vu ouvrir les salons les plus difficiles dès le premier jour de son arrivée.

Chez Lepage et chez Devisme, on montrait ses cartons, et peu de tireurs les croyaient authentiques.

Un jour, il s’était amusé à piquer douze épingles autour de la mouche, et chacune de ses douze balles avait pris la place de chacune des épingles sans toucher l’épingle avoisinante.

Chez Bertrand, chez Pons, chez Grisier, on l’avait vu faire assaut avec les plus fines lames de ces trois salles ; nul ne pouvait se vanter d’avoir effleuré son plastron.

Il est bien entendu que le vieux Bertrand, le roi des tireurs, Pons et Grisier ne s’étaient pas mis en ligne.

Nous ne tenons aucunement à attaquer la réputation de ces trois grands hommes en fait d’armes.

L’existence du comte, touriste forcené, s’écoulait en voyages continuels dans toutes les contrées du globe. Il ne faisait, pour ainsi dire, que toucher barre en France. Plusieurs fois déjà on l’avait vu, après quatre ou cinq jours à peine passés dans son hôtel, disparaître des mois entiers sans que nul, excepté son intendant, sût où il fallait lui adresser les nombreuses lettres qui arrivaient chaque matin à son adresse.

Et cet intendant, s’il avait le don de la parole, avait encore mieux la faculté du silence.

Pour la première fois, depuis son entrée en possession, il y avait trois mois que ce gentilhomme mystérieux habitait son hôtel, et rien ne faisait prévoir qu’il eût l’intention de le quitter prochainement.

Arrivé à l’improviste, un soir du mois de décembre 1846, il s’était installé