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et mis à vivre chez lui comme s’il n’avait pas fait autre chose depuis dix ans, et sauf cinq ou six excursions dans diverses propriétés et différents châteaux dont son intendant venait de faire l’acquisition en son nom dans les environs, à Écouen, à Chantilly, à Louveciennes et à Viry, il n’avait pas plus abandonné sa demeure du quai Malaquais qu’un bon habitant du quartier Saint-Denis ne quitte son vertueux domicile de la rue aux Ours.

Six boutiques, ayant toutes la même devanture et les mêmes ornementations, occupaient la façade de l’hôtel de Warrens. À droite, un marchand d’estampes, un bijoutier et un marchand de curiosités ; à gauche, un libraire, un marchand de tableaux et un café.

Sur la rue Jacob, car ce dernier et magnifique spécimen des demeures de nos pères s’étendait jusque-là, l’hôtel n’avait pas de sortie, du moins de sortie apparente, pas plus que sur les faces latérales donnant rue des Petits-Augustins et rue des Saint-Pères.

De hautes maisons, dont les rez-de-chaussées étaient occupés par des commerçants de toutes sortes, tapissiers, marchands oiseleurs, fruitiers, boulangers, marchands de vin, restaurateurs, masquaient complètement les vastes jardins formant le derrière de l’hôtel et les enserraient d’un impénétrable rideau de pierres.

Toutes ces maisons dépendaient du bâtiment principal, et devaient donner entre quatre et cinq cent mille francs de revenu. Les diverses industries, agglomérées par le hasard dans ce milieu tranquille, prospéraient.

Tous, marchands et locataires, vivaient en parfaite intelligence. Jamais de querelles, jamais de procès. On eût dit qu’une police occulte avait la haute main sur ces existences, étrangères les unes aux autres, et pourtant se fondant si bien les unes dans les autres.

Les baux des appartements et des boutiques ou magasins avaient été faits par l’intendant du comte, et jusqu’à ce jour personne n’avait eu qu’à se louer de ce représentant silencieux, mais poli, honnête et loyal de M. de Warrens.

Si nous ne nous arrêtons pas un moment sur cette figure curieuse, c’est qu’elle reparaîtra souvent dans notre action, et que nous la dessinerons en temps et lieu.

Disons toutefois qu’elle répondait au nom de major Karl Schinner.

C’était dans le restaurant situé à l’angle de la rue des Saints-Pères et du quai Malaquais que l’inconnu avait transporté la femme et l’enfant arrachés par lui à une mort horrible.

Cet établissement bien connu alors sous le nom de Rôtisseuse Basset, fondé un peu après 1830 par un sieur Basset, qui, en peu d’années, avait eu l’esprit et le talent d’y faire fortune, avait conservé comme une garantie de succès le nom de son fondateur, tout en ayant changé déjà trois fois de propriétaire.

Cela se pratique ainsi dans la plupart des maisons en renom. Le vin change, mais l’enseigne reste la même, et les chalands, les clients s’y prennent, comme de juste.

Le propriétaire actuel de la maison Basset se nommait Grossel. Le nommé Grossel, gros homme d’une quarantaine d’années, à la mine béate, au regard sournois, toujours correctement vêtu de noir, actif, remuant, ne quittant