Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/43

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jamais la serviette blanche, emblème de sa dignité, beau diseur, obséquieux, et par-dessus tout âpre au gain, représentait bien le type de l’homme parti de rien qui se croit sûr d’arriver à tout.

Et, au fait, pourquoi n’y serait-il pas arrivé ?

Il savait lire couramment, compter toujours à son avantage ; il écrivait sans hésiter ces deux mots magiques : Anselme Grossel, qui valaient de l’or en barre, et croyez bien qu’il ne les plaçait au bas d’un papier, timbré ou non, qu’à bon escient.

La chronique, légèrement sévère, chacun le sait, prétendait qu’un jour, ou probablement un soir, il s’était laissé aller jusqu’à renier ce magique Sésame, ouvre-toi ! de sa caisse.

Mais, grâce aux honnêtes conseils que lui donna l’intendant du comte de Warrens, il reconnut son erreur et sa signature. C’était la fleur des pois, parmi les braves gens, que ce M. Anselme Grossel.

Ancien garçon du Café de Paris, où il gagnait de trois cents à quatre cents francs par mois, il avait en peu de temps réalisé assez d’économies pour acheter le restaurant Basset au prix de cent cinquante mille francs. Soyons équitable ; il n’avait payé, à la vérité, que la moitié de la somme convenue, en signant le contrat de vente en l’étude de Me Dubuisson, notaire, place de la Bourse.

Où Grossel, sorti tout jeune Ides Enfants-Trouvés, avait-il découvert ces soixante-quinze mille francs ? Personne ne le sut, et sauf quelques bons petits camarades, jaloux de sa subite élévation, personne ne songea à s’en inquiéter. Peut-être M. Karl Schinner aurait-il pu renseigner les envieux et les jaloux… mais c’était une affaire entre lui et Grossel, nous n’avons que faire d’y mettre le doigt.

M. Anselme Grossel, en personne, était venu recevoir l’inconnu à la porte de son établissement ; il s’était silencieusement incliné devant lui, et ce qui ne laissait pas que de mériter certains éloges et encouragements, il l’avait guidé, après lui avoir fait monter un escalier réservé à travers un large corridor, sans questions, sans bavardage.

À droite et à gauche de ce corridor, une douzaine de cabinets particuliers laissaient échapper à travers leurs portes plus ou moins fermées et leurs cloisons plus ou moins épaisses, des éclats de rire, des chants qui n’étaient pas des chants d’Église et des propos rappelant ceux que nous avons légèrement esquissés dans nos chapitres précédents.

C’était un singulier voisinage pour une femme évanouie, pour un enfant à demi endormi par la fatigue, le froid et la faim. Mais leur sauveur ne semblait pas plus y faire attention qu’il ne se donnait la peine de répondre aux salamalecs de son guide.

Grossel introduisit ces trois nouveaux venus, l’un portant les autres, dans un petit salon retiré. Une table, un canapé, quelques chaises en formaient tout l’ameublement. En face d’une vaste cheminée où flambait un feu d’enfer, se trouvait une fenêtre donnant sur la rue des Saints-Pères ; cette fenêtre hermétiquement fermée avait, par surcroît de précaution contre le froid sans doute, de double rideaux en reps très épais, qui la masquaient de bas en haut.