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— Pauvre diable !

— Tu le plains, Noël ?

— Martial, je plains toujours un coupable.

— Il n’a que ce qu’il mérite, et ma foi…

Mais le colonel Renaud, voyant la porte de l’hôtel de la duchesse toute grande ouverte, n’acheva pas sa phrase et dit au comte : On nous attendait.

— Et nous nous sommes fait trop attendre.

Ils pénétrèrent dans la cour, suivis par Corneille Pulk.

Avant que les deux visiteurs eussent eu le temps de mettre pied à terre et de jeter la bride de leurs chevaux à deux domestiques en grande livrée, rouge et jaune, la duchesse de Vérone parut sur la plate-forme d’une terrasse donnant sur la cour de l’hôtel.

Elle était accompagnée d’une ravissante jeune fille que nous avons déjà présentée à nos lecteurs, comme ayant eu le plus grand succès de beauté et de chant au bal donné par M. de Warrens.

Cette jeune fille n’était autre que Mlle Claire Bergeret, qui, la nuit précédente, avait quitté, sous la protection d’Olivier Dubreuil, la maison mystérieuse de la Mère Machuré.

On saura bientôt pourquoi Mlle Claire Bergeret portait le nom de Thérèse, chez cette infâme revendeuse à la toilette.

La générale Dubreuil, duchesse de Vérone, ne possédait pas une grande fortune.

Sans le comte de Warrens, son ami, et dont, nous l’avons dit, elle tenait les salons, bien souvent elle se serait trouvée dans une gêne difficile à vaincre pour elle.

Comme beaucoup de femmes des grands dignitaires du premier Empire, elle était d’une ignorance complète sur toute espèce de calculs et d’économies.

Heureusement, pour des raisons inconnues de ses proches, le comte s’était chargé de ses intérêts.

Il avait mis à la tête des affaires de la duchesse son propre intendant, le major Karl Schinner.

Le major représentait les mathématiques faites homme pour cette bonne et digne générale.

Elle le tenait en grande vénération, ne se donnant jamais la peine de vérifier ses comptes, si bien qu’à chaque fin d’année, tout en vivant de la façon la plus large, sans savoir aucunement de quelle façon son chargé d’affaires s’y prenait, elle se trouvait avoir mis de côté tout ou une grande partie de son revenu.

La duchesse avait bien demandé quelques explications à ce brave major, mais ce dernier parlait si peu, lui mettait sous les yeux tant de factures et de notes acquittées, qu’en fin de compte elle se considérait toujours comme satisfaite.

Du reste, ce qui lui arrivait n’était que justice.

Dans son existence, si pleine de vicissitudes grandioses et de désastres inattendus, la noble et digne dame avait si peu compté avec les autres, qu’à la rigueur on pouvait bien ne pas compter avec elle.