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La crise si violente en plein air avait tellement brisée la frêle enveloppe de la pauvre créature que, le manque de nourriture aidant, c’est à peine si un léger souffle, l’ombre d’une respiration, s’échappait de ses lèvres pâles et serrées.

— Eh bien ! mon ami ? dit avec anxiété le dernier arrivé.

— Eh bien ! c’est grave ! Occupez l’enfant, je vais soigner la mère, répondit le docteur Martel, l’un des plus célèbres praticiens de ce temps-là.

Tout en parlant, et pendant que l’autre prenait l’enfant dans ses bras, il tira de la poche de son habit une trousse et un flacon de cristal.

— Y aura-t-il du danger ?

— Je ne puis rien dire encore. La secousse a été terrible, la réaction trop violente. Ah ! vous n’y êtes pas allé de main morte !

— Que craignez-vous ? fit l’inconnu dont la voix tremblait d’inquiétude.

— Pardieu ! je crains… je crains une congestion cérébrale.

— Une… Mais ce serait la mort !

— Ou à peu près, oui.

— C’est affreux ! c’est horrible ! dit l’inconnu en laissant tomber sa tête sur sa poitrine dans un mouvement de désespoir. Si ce pauvre petit devient orphelin, je ne me le pardonnerai de ma vie.

— Oh ! le petit… le petit… ce n’est pas de lui qu’il s’agit ; un bon consommé et une marmelade aux pommes en auront raison… Sacrebleu ! mon cher, vous êtes charmant ! grommela brutalement Martel, tout en faisant respirer à la malade le puissant cordial contenu dans le flacon, vous prenez une pauvre diablesse énervée par la misère, épuisée par les privations de toutes sortes… Il va falloir que je la saigne… comme c’est gai !… Vous emmènerez l’enfant. Et sur cette malheureuse, vous frappez comme sur une tête de Turc ! Vous avez amené le mille, de quoi vous étonnez-vous ?… Ah ! elle ouvre un œil… c’est quelque chose, mais ce n’est pas, assez : ma mignonne, il faut ouvrir les deux.

Le brave homme, qui venait de retrousser ses manches, prit une lancette dans sa trousse, et mettant à nu le bras amaigri de la patiente, s’apprêta à le lui saigner, en cas de besoin.

— Ah ! vous allez faire du mal à maman… Je ne veux pas qu’on lui fasse du mal !… s’écria le petit Georges, que l’inconnu retint malgré ses efforts.

— Je vous avais bien dit de l’emmener, fit le médecin…

— Maman ! maman ! continuait l’enfant… réveille-toi… le vilain monsieur veut te tuer !… Je ne le veux pas…

— Là ! voilà ce que vous me valez, dit en souriant le docteur Martel à l’inconnu. Heureusement que ce petit braillard a raison… Je crois que la saignée sera inutile.

Et, pendant que l’enfant se calmait en voyant disparaître la lancette qui l’avait tant épouvanté, le praticien suivait sur sa montre l’augmentation presque insensible du pouls de la malade.

— Allons, reprit-il avec un soupir de soulagement, rassurez-vous, mon ami, cette crise sera moins rude que je ne le pensais. Peut-être même sera-t-elle salutaire.