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Il grimpa sur sa chaise, et s’y tenant debout sur un pied, un verre dans chaque main :

— Messieurs et mesdames, s’écria-t-il de sa crécelle la plus stridente, l’addition est une opération par laquelle étant donné un certain nombre de faux-nez, comme six, et étant redonné un autre certain nombre de faux-nez, comme quatre, on arrive à un troisième nombre de faux-nez, comme dix, appelé total.

Et il avala coup sur coup ses deux verres de bischoff.

Le débardeur noir tourna nonchalamment la tête et regarda les bourgeois au long nez par-dessus son épaule.

Il se leva.

Les quatre autres débardeurs se levèrent aussi.

Sur le mot : Dansons, prononcé par le faux-nez, dans lequel le pierrot et Mouchette avaient cru reconnaître Coquillard-Charbonneau, les bourgeois, qui étaient réellement doublés, se prirent par la main et se mirent à danser une farandole échevelée autour de la table des débardeurs.

— Allons ! dit le débardeur noir.

Cinq gourdins décrivirent cinq courbes parfaites et cinq faux-nez s’arrêtèrent.

Il y avait une excellente raison à ce temps d’arrêt.

On la comprendra sans que nous nous donnions la peine de la détailler.

Les cinq faux-nez gisaient par terre.

Leurs cinq compagnons n’attendirent pas leur tour.

Ils se jetèrent à corps perdu sur leurs adversaires, espérant les prendre au dépourvu.

Malheureusement pour eux, il n’en fut rien. Deux minutes après, malgré une résistance désespérée, ils se voyaient pris au collet et à la ceinture par les débardeurs et jetés dans la rue, à la volée, à travers la porte d’entrée que Mouchette tenait toute grande ouverte.

Quelques instants après, leurs camarades, assommés avec un si bel ensemble, venaient les rejoindre sur la chaussée, portés, avec tous les égards dus à leur courage malheureux, par tous les chicards, titis, malins, polichinelles et arlequins qui avaient assisté à leur rapide déconvenue.

— Passez, mes frères, mes oncles, mes cousins, disait Mouchette en s’inclinant devant chaque bourgeois qu’on sortait du cabaret, passez, pauvres diables que vous êtes !

— Un second bischoff ! demanda le débardeur noir, en s’asseyant de nouveau à la table du pierrot, qui, pas plus que le domino noir, ne s’était mêlé à cette bagarre.

On applaudit à outrance.

Et le sieur François Tournesol, propriétaire du Lapin courageux, apporta lui-même, cette fois, la consommation demandée par ses redoutables clients.

C’était une faveur qu’il n’accordait pas aux premiers venus.

Le premier moment d’effervescence et d’enthousiasme passé, une réaction s’opéra parmi les hôtes habituels du Lapin courageux.

Ceux d’entre les consommateurs qui avaient assisté à l’exécution sommaire