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des bourgeois porteurs de faux nez, c’est-à-dire la plus grande partie de ceux qui se tenaient dans le cabaret, dans la boutique du rez-de-chaussée, jugèrent prudent de ne pas attendre la fin de cet incident.

Les uns se retirèrent sans tambours ni trompettes.

Les autres étaient tout simplement montés à l’étage supérieur.

Nous laissons à penser ce qui se raconta du haut en bas de l’établissement du sieur Tournesol, au bout de deux minutes de conversations, d’allées et de venues.

Les cinq vigoureux débardeurs, qu’on avait commencé par prendre pour des lutteurs de la salle Montesquieu, étaient devenus peu à peu des géants dignes des contes de fées, des monstres plus terribles que ceux de la fable et de la mythologie.

Toujours est-il que, grâce à la désertion de tous ses clients du rez-de-chaussée, le père Tournesol n’avait plus qu’à les servir, eux tout seuls, dans ces deux pièces où grouillait peu de temps auparavant une foule aussi idiote que mal choisie.

Cette réflexion ne consola pas le cabaretier.

Mais, au moment où il ouvrait la bouche pour se plaindre du scandale qui venait d’avoir lieu chez lui, une demi-douzaine de louis que le débardeur noir jeta sur la table changea sa mélancolie en gaieté communicative.

Quand nous disons que tous les débardeurs se trouvaient de nouveau réunis auprès de la table sur laquelle était posé le second bischoff demandé, nous nous trompons.

Trois d’entre ces singuliers consommateurs seulement étaient restés là : le débardeur bleu, l’orange et le noir.

Le débardeur ponceau et le lilas avaient disparu à la faveur du tumulte.

Mouchette, quelque grouillante que fût sa nature, n’eût pas mieux demandé peut-être que de quitter la place à leur exemple ; mais le pierrot, son amphitryon, avait fortement insisté pour qu’il demeurât à ses côtés.

Le diablotin était resté.

Quant au domino, sombre et silencieux garde du corps de maître Pierrot, il n’avait pas quitté son poste, toute la bagarre durant.

C’était un compère de si redoutable apparence, que depuis l’épreuve tentée par le débardeur orange, personne ne s’était risqué jusqu’à lui pousser le coude en passant.

Bien que la générosité du débardeur noir eût déridé l’honnête François Tournesol et l’eût consolé du vide opéré dans son rez-de-chaussée, il n’était pas tranquille.

Depuis quelques instants, le calme se rétablissait aussi au premier étage.

Les cabinets particuliers devenaient muets, eux qui d’ordinaire n’étaient que sourds et aveugles.

Tous les soupeurs, tous les buveurs, masques et bourgeois, descendaient silencieusement le double escalier en spirale conduisant d’un côté rue de Malte, de l’autre rue d’Angoulême, et semblaient avoir, grande hâte de quitter la maison du Lapin courageux.