Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/572

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— Traversez trois salons en enfilade et prenez à gauche.

— Venez, Marcos.

Le domino noir la suivit.

En sortant, elle adressa un dernier salut et un dernier sourire à ces hommes dont elle ne pouvait s’approprier le secret, et qu’elle haïssait comme elle savait haïr.

Ils s’écartèrent tous respectueusement pour la laisser passer.

Le débardeur noir souleva la portière de la porte vers laquelle la comtesse de Casa-Real s’était dirigée suivie de son fidèle métis.

Ils disparurent.

La portière retomba.

— Cette femme nous perdra si nous ne la perdons ! fit le débardeur noir. C’est une lutte mortelle entre elle et nous.

— Qu’y faire ? dit le lilas ; parer ses coups.

— Et riposter vigoureusement ! ajouta le bleu.

— Sans riposter, reprit le lilas. Vous l’avez dit, c’est une femme.

— Non, ce n’est pas une femme : c’est une hyène, une tigresse, une bête féroce ! Elle s’est retirée la rage au cœur et le sourire aux lèvres. La croyez-vous dupe de la comédie que nous venons de jouer devant elle ? Notre changement de costume ne l’a pas trompée !…

— Elle est fine ! mais…

— Elle vous a reconnu, malgré toutes les précautions que vous avez prises pour déguiser votre voix.

— Je le répète, répliqua le débardeur lilas, tenons-nous sur nos gardes.

— Et soyons sans pitié pour elle, le cas échéant, comme elle ne manquerait pas de l’être pour nous.

— Pourtant, voyez, elle s’est précipitée bravement à mon secours.

— Son but n’était pas atteint, sa curiosité n’était pas assouvie ; voilà le motif de sa conduite généreuse. Et puis, ne l’oubliez pas, ajouta le débardeur bleu, la présence de cette femme dans le cabaret a déjoué toutes nos combinaisons. Sa haine maudite, en se jetant à la traverse de nos projets, peut en retarder l’exécution d’une année entière.

— Vous dites vrai, mon ami ; mais nous en sommes délivrés momentanément. Elle est partie, enfin ! ne songeons plus à elle. À l’œuvre ; remettons-nous à l’œuvre et regagnons le temps perdu !

— Partie ! fit le débardeur noir, que nenni. La comtesse de Casa-Real est une créole pur sang. Elle n’a que deux passions : la haine et l’amour. Ces deux passions sont également fatales à ceux pour qui elle les ressent. L’une et l’autre vous brûlent, vous dévorent, vous annihilent. Vous la croyez partie. Je suis sûr, moi, que si elle a quitté la maison, elle s’est embusquée, mise aux aguets dans les environs de la grande porte, pour surveiller notre sortie et nous suivre à la piste.

— Le cas est prévu. Ce sera tant pis pour elle.

— Vous le savez, messieurs, je défends qu’on touche à un cheveu de sa tête, s’écria le débardeur lilas.