Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/596

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— Je suis idiot ! s’écria-t-il tout à coup en se donnant une vigoureuse tape sur le front. Je suis stupide, ma parole d’honneur, plus stupide qu’eux. Je reste là à réfléchir, au lieu de me remuer, au lieu d’agir. Allons ! c’est assez me complaire dans mon triomphe… Je me décarcasse là, depuis dix minutes, pour décider comment je travaillerai pour la plus grande gloire de mon doux patron, quand il m’est si facile de garder dans ma poche tout l’honneur et tout le profit de ma découverte.

Il se leva et quitta la margelle du puits.

— Oui ! oui ! reprit-il, je n’ai pas besoin de travailler pour le roi de Prusse ou pour M. Jules, ce qui revient exactement au même. Je vais tout bonnement me rendre chez le quart-d’œil du quartier. Je lui raconte la chose depuis A jusqu’à Z. À moi les bénéfices de l’affaire. À lui les risques. Quant au patron, eh bien !… quant au patron, je lui dirai que je l’ai cherché partout sans pouvoir mettre la main sur lui, et ma foi, s’il n’est pas content, il se brossera le ventre. Eh voilà un qui ne se gêne pas pour tirer à lui toute la couverture. J’en prends mon coin cette fois. Qu’il s’arrange ! C’est ça ! Allons chez le commissaire. C’est à deux pas. En deux temps, l’affaire se réglera chez lui.

Sa résolution prise, le jeune et prudent Piquoiseux se frotta les mains avec une nouvelle vigueur, et se dirigea, l’œil au guet et une chanson grivoise aux lèvres, vers la porte bâtarde qui donnait entrée dans le rez-de-chaussée du Lapin courageux.

Il ouvrit cette porte.

Mais la porte ouverte, M. Piquoiseux, au lieu d’avancer d’un pas, recula de quatre ou cinq sauts.

Une ombre noire se projetait sur le seuil du cabaret.

Derrière l’ombre il y avait un corps.

Ce corps fit en avant les mêmes mouvements que le secrétaire de l’ex-chef de la police de sûreté venait de faire en arrière.

De cette façon, la distance resta absolument la même entre eux deux.

Le mouchard sentit une sueur froide lui monter au front.

Il chercha à voir.

Impossible !

La porte du cabaret venait de se refermer et d’intercepter tout rayon de lumière.

L’ombre avait disparu.

Mais le corps restait immobile, silencieux, menaçant.

Le secrétaire de M. Jules voulut parler, crier ; la voix lui manqua.

Il essaya de reculer pour prendre du terrain, ce fut en vain ; il lui sembla que ses pieds venaient subitement de se souder aux pavés fangeux de la cour.

Cela ne dura pas un quart de minute.

Ce quart de minute lui parut éternel.

Durant ce court espace de temps, le malheureux limier de police tourna et retourna toutes les chances qu’il pouvait avoir de sortir de ce pas dangereux.

Il n’en trouva que deux : la force ou la ruse.

La ruse était impossible à employer avec un adversaire muet comme la tombe, impassible comme le tranchant d’un couperet.