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— Baron, je ne me trompe pas.

— Alors nous sommes perdus ! cria Kirschmark avec angoisse.

— Si nous ne nous en délivrons à tout jamais.

— Et pour cela tu comptes sur moi, Macé ? fit le baron.

— Je compte sur toi, Yvon Kerneck, répondit le duc.

Ces deux noms leur rappelaient tout un passé funeste ou fatal, car ils ne les eurent pas plutôt prononcés que, poussés par le même mouvement, le même instinct de conservation et de crainte, ils se rapprochèrent l’un de l’autre, n’osant pas regarder si quelqu’un les avait écoutés.


III

UN ALLIÉ QUI TOMBE DES NUES OU MONTE DE L’ENFER

Il y eut un silence funèbre.

Ces deux hommes demeuraient ainsi face à face, livides, frissonnants, jetant des regards effarés autour d’eux comme s’ils se fussent attendus, d’un instant à l’autre, à voir surgir de terre des fantômes vengeurs !

Enfin, le baron de Kirschmark parvint à dominer son émotion.

Il fit un effort suprême, retrouva un semblant de sang-froid et dit :

— Nous nous effrayons comme des enfants, à tort peut-être !… Voyons, mon cher Macé, que s’est-il passé ?

L’autre fit un bond qui le tira à son tour de sa torpeur, et lui saisissant le bras, qu’il serra à le briser :

— Pour Dieu ! plus ce nom-là, Kernock !

— Ivon Kernock n’a pas de gants à prendre avec le colonel Macé le Boucher, répondit le baron, qui cherchait en vain à se délivrer de cette étreinte athlétique. Lâchez-moi le bras.

Le duc, le regardant avec des yeux de flamme, serra encore, plus fort, tout en lui jetant à travers ses dents, contractées à se briser, ces mots entrecoupés :

— Par tous les saints, baron, il vous adviendra mal, si vous prononcez ce nom encore une fois… Le colonel Macé est mort, entendez-vous !… mort en brave soldat, à la tête de son régiment, à Somo-Sierra, en Espagne.

— Lâchez-moi ! hurla Kirschmark. Je vous crois… mais ne me brisez pas le bras.

— Le colonel Macé, ajouta lentement le duc, repose dans une tombe sanglante.

— Oui !

— Nul, si ce n’est vous, ne prononce plus son nom depuis plus de vingt ans.

— Je l’oublierai… mais ne serrez pas si fort.

Le général ouvrit la main.

Le pauvre baron se secoua le bras qui venait d’être mis à une si rude épreuve, tout en grommelant :