Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/712

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Bien que je vous connaisse depuis bien peu de temps, monsieur, vous avez gagné mon estime. Je vous sais un homme d’action, je suis convaincu que je trouverai en vous un homme de cœur et d’intelligence.

— Je ne puis que vous remercier, colonel, de la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi.

— Vous pouvez faire mieux, baron.

— Quoi, monsieur ?

— La justifier.

On le voit, le titre de chef suprême provisoire des Compagnons de la Lune et des Invisibles donnait à Martial Renaud une autorité qui lui permettait de parler net et ferme, et de le prendre de haut avec la plupart de ses subordonnés.

Du reste, il n’avait pas eu grand’peine à se pénétrer de ce rôle, quelque nouveau qu’il fût pour lui.

Depuis des années, il avait assisté à toutes les séances présidées par son frère, séances qui, comme on a pu le voir dans le commencement de cette histoire, étaient tantôt tenues dans l’ombre, à mots couverts, à visage caché, et tantôt avaient lieu presque en plein soleil, à visage découvert, sans crainte des traîtres et des espions.

Les premières, plus importantes, concernaient les grandes œuvres de l’association des Invisibles.

Elles traitaient de questions pour la plupart politiques et humanitaires.

Les autres, ne concernant que des intérêts secondaires, des affaires particulières, nécessitaient moins de précaution et se tenaient presque au pied levé.

Martial Renaud n’était donc nullement embarrassé pour faire ce qu’il avait vu cent fois faire à son frère, pour parler comme il l’avait entendu souvent parler.

Il manquait peut-être de l’initiative que possédait le comte de Warrens, de son audace primesautière ; il n’avait pas le brillant de son frère, mais c’était un homme ferme et probe, voyant juste et se décidant vite.

Les intérêts de l’Association ne devaient point péricliter dans ses mains, durant le court intérim rempli par lui.

Le baron d’Entragues considéra avec curiosité cet homme qui lui parlait sur ce ton, à la première entrevue qu’il lui donnait.

Il comprit sa valeur, et résolut de rendre confiance pour confiance, sympathie pour sympathie.

— À quoi puis-je vous servir, maître ? lui demanda-t-il.

— Vous serez mon aide de camp.

— Je ne comprends pas bien.

— Mon alter ego, le dépositaire de mes secrets qui auront besoin d’être connus en double. Vous deviendrez mon confident intime. Hélas ! ce poste est celui que j’occupais auprès de mon pauvre frère.

Toutes les fois que le colonel Renaud prononçait ce mot : mon frère…, les larmes lui venaient à la paupière, un sanglot lui montait du cœur aux lèvres, mais larmes et sanglots, il refoulait tout en lui-même.

Il n’était plus homme.