Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On le sentait, malgré toutes les splendeurs musicales offertes à ce public d’élite, l’élément de curiosité, l’attrait principal de la soirée se faisait désirer.

Aussi, lorsque la duchesse de Vérone se leva, prenant par la main sa protégée, qui tremblait comme la feuille secouée par une brise d’automne, lui fit rejoindre Mario, sur l’estrade, ce fut un murmure de curiosité pleine d’intérêt.

On pressentait là plus qu’un début insignifiant.

Chacun comprit que de cette épreuve solennelle dépendait l’avenir, la vie d’artiste de cette jeune fille timide et haletante de frayeur.

Tomber sous le ridicule, ou aller aux étoiles sous les yeux du Paris artistique, du Paris financier, du Paris aristocratique, là était la question, question de vie ou de mort, tout simplement.

Mario, en gentilhomme qu’il était, fit plusieurs pas au-devant de la pauvre enfant, s’inclina devant elle et la rassura en quelques mots.

Peu d’instants après, le talent de la cantatrice ayant pris le dessus sur les défaillances de la débutante, ils firent entendre les premières notes du duo de Lucie.

Ce fut un enchantement.

La voix suave, argentine du ténor italien se fondant dans un organe jeune, vibrant, sonore, ravit tous les cœurs, La salle se leva tout entière.

Vieillards, jeunes gens, femmes coquettes et femmes honnêtes, public nouveau, public blasé, amateurs et indifférents, juges ou parties, artistes et directeurs, tous criaient au miracle.

Ce n’était pas un succès ; c’était un délire, une folie, une rage d’enthousiasme.

Accablée sous les bravos, chancelante sous son triomphe, la jeune cantatrice disparut sous les fleurs qui inondaient le tapis de l’estrade.

Depuis la Malibran, on n’avait rien entendu de comparable.

Le concert était fini.

Parmi les admirateurs, trois des plus forcenés étaient les directeurs des Italiens et de l’Opéra et le baron de Kirschmark.

Les deux premiers se regardaient l’un l’autre avec méfiance et jalousie, tout en chantant les louanges de la nouvelle étoile à la duchesse, ravie de cette immense réussite.

Le dernier venait de prendre le comte de Warrens à part, et lui serrant les mains à les lui briser, s’écriait sur tous les tons :

— Elle est adorable ! c’est un bijou ! c’est un écrin ! c’est une mine de diamants ! Cela vaut son pesant d’or.

— Cela est honnête et de bonne famille, mon cher baron. Vous êtes veuf, je crois ?

— Je crois que oui, aussi.

— Eh bien ?

— Eh bien, quoi ?

— Épousez-la, fit le comte en riant.

— J’y penserai, répondit sérieusement Kirschmark, j’y penserai cette nuit.

Le baron de Kirschmark possédait un léger accent tudesque qui, sans lui