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Alors son visage changea subitement d’expression.

— Adieu, mes œuvres de paix et de clémence, adieu ! Je viens d’avoir affaire à deux anges d’ici-bas, dont le premier, la douce et tendre Edmée, ne le cède en rien aux anges du paradis ; dont le second, la malheureuse Lucile, se relève d’une chute profonde. Heures bénies, adieu ! Il me reste de rudes devoirs à remplir, une cruelle vengeance à exercer, une implacable justice à mettre en jeu. Ne songeons plus qu’aux coupables qui ont commis le crime et aux moyens qu’il me faut employer pour arriver à l’expiation de ce crime.

Et, froid, impassible comme le destin, il descendit lentement, pour marcher à la vengeance, cet escalier qu’il venait de monter si rapidement pour apporter l’oubli et le pardon.


XIV

À LA LIMACE

À deux lieues environ du Havre, la route nationale, qu’on nommait à cette époque route royale, est coupée à angle droit par un chemin transversal assez large, mais mal pavé au moyen d’un cailloutis pointu, et plus mal entretenu encore que mal pavé.

Ce chemin de dégagement est bordé de fossés nombreux, et d’une double ligne de pommiers dont les troncs et les branches affectent les formes et les paraboles les plus fantastiques.

Quelques jours après les événements rapportés dans nos chapitres précédents, une charrette attelée d’un mauvais cheval dont la tête était tournée du côté du Havre, s’arrêtait, vers les quatre heures de l’après-midi, à l’angle même du chemin précité.

Un homme de haute taille, en costume de marin et tenant à la main un énorme bâton, descendit de la charrette, dans laquelle se trouvait un paysan.

L’homme échangea avec le paysan, propriétaire sans doute du modeste et rude véhicule, quelques paroles insignifiantes et amicales.

La charrette, après avoir débarqué son voyageur, continua son chemin vers le Havre, le paysan chantonnant un de ces refrains normands que les Normands chantent si mal, et la bête allégée de cent kilos à peu près.

Après une courte hésitation, l’homme au bâton sembla tout à coup se reconnaître.

Il tourna à droite.

Puis, s’engageant dans le chemin de traverse, il fila d’un pas gymnastique si relevé, qu’un percheron au trot l’aurait suivi difficilement.

Tout en marchant, il regardait avec attention autour de lui, non point par crainte de mauvaise rencontre, il était de taille à tenir tête à deux ou trois gars de force moyenne, mais par pure curiosité.

Il cherchait des indications, des signes de reconnaissance, que parfois il trouvait, car, à certains moments, son visage s’éclaircissait, il souriait presque.