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À cet appel retentissant, le cabaretier accourut.

Ce cabaretier était un gars de trente-cinq à quarante ans.

Petit et trapu, il avait la mine chafouine, l’œil plein d’astuce, le sourire moqueur, une profusion de cheveux rouges qui eussent fait le bonheur d’une Parisienne de nos jours.

Cette masse de cheveux sortait d’un bonnet de coton qui ne devait pas aller au blanchissage plus de douze fois par an, et elle tombait en longues mèches droites jusque sur ses épaules.

Une paire d’énormes favoris taillés en côtelettes arrivait jusqu’au coin de ses lèvres et achevait de lui composer la physionomie la plus grotesquement narquoise qui fût en pleine Normandie.

Ce cabaretier se nommait Anthime Guichard.

Vrai Normand de Caudebec, il portait le cachet indélébile de sa race processive et madrée.

Au bruit produit par le gourdin du voyageur, nous l’avons dit, Anthime Guichard accourut à toutes jambes.

Il parut à la fois surpris et charmé de rencontrer un voyageur dans la salle commune.

Saluant obséquieusement son client du bout de son bonnet, sans se donner pourtant le souci de le détacher tout à fait de son chef, il demanda :

— Monsieur désire un pot de cidre ?

— Oui.

— Voilà, monsieur… je vas le quérir.

— Un moment… un moment… je veux autre chose encore.

— Bien, monsieur n’a qu’à parler.

— Avez-vous ?…

Comme le voyageur s’exprimait avec assez de difficulté, maître Guichard voulant l’aider, répondit :

— J’ai tout dans mon établissement. Monsieur n’aura que l’embarras du choix.

— Avez-vous de quoi me donner à manger ? reprit l’autre, en réitérant sa question.

— Choisissez.

— À la bonne heure, votre bouchon ne paye pas de mine, mais puisqu’il est aussi bien fourni… voyons… donnez-moi une tranche de pâté.

— Ah ! il ne m’en reste plus… par extraordinaire.

— Bon… repartit le voyageur avec la plus profonde indifférence, alors faites-moi un bifteck aux pommes. Ça vous va-t-il ?

— Ça m’irait à merveille, dit Anthime Guichard ne se départant pas de son magnifique aplomb, mais le malheur est que ce matin même j’ai donné mon dernier morceau de viande. Pour ce qui est des pommes de terre, elles souffrent cette année. Je n’en conseillerai pas à monsieur.

— Bien… Dites-moi ce que vous avez, et je crois que ce sera le plus prudent et le plus court chemin, de votre nourriture à mon appétit.

— J’ai, monsieur, du pain, du lard, du jambon et des œufs, mais des œufs…

— Pondus de quand ?