Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/733

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— Mon vieux, achevez de me servir tout ce que je vous ai demandé, prenez un verre et asseyez-vous.

— M’asseoir ?

— Là, en face de moi.

— C’est beaucoup d’honneur.

— Vous êtes bête ! faites vite… J’ai à causer avec vous.

En un instant, le vin, le fromage et une bouteille d’eau-de-vie de marc furent placés sur la table.

Anthime s’assit en face de son client.

— À votre santé…, dit le voyageur en lui remplissant son verre. Si le vin n’est pas bon, vous vous en prendrez à qui vous savez, mon brave.

— À la vôtre…, répondit le cabaretier, qui, rendons-lui cette justice, n’hésita pas trop à avaler sa marchandise.

Ils trinquèrent.

L’effet de ce choc amical de verres fut singulier.

Ils se regardèrent dans le blanc des yeux.

La façon dont ils s’étaient salués réciproquement, le signe particulier qu’ils venaient de faire l’un et l’autre en portant chacun leur toast, les engagea à s’examiner avec plus d’attention.

— Ah ! ah ! fit le voyageur.

— Mais oui, répliqua le cabaretier.

— Vous vous appelez ?

— Anthime Guichard, pour vous servir.

Et il vida son verre d’un air béat.

— Vous êtes du pays ?

— À peu près.

— Ainsi, vous pouvez me donner un renseignement ?

— Certainement. Lequel ?

Les chemins sont-il bons la nuit ?

— C’est selon.

— Comment l’entendez-vous ?

— Parfois ils sont mauvais.

— Mais ? demanda le voyageur en redoublant d’attention.

Mais au clair de lune, ils sont excellents.

— Vers quelle heure la lune se lève-t-elle ?

— Elle n’a pas besoin de se lever.

— Parce que ?

— Parce qu’en ce moment elle demeure constamment au ciel.

— Vous êtes bien savant, mon maître ?

— Je suis pourtant encore bien jeune.

— Votre âge ?

Dix-huit ans au plus. Et le vôtre ?

Moi, je n’ai plus d’âge, répondit le voyageur.

Le cabaretier se leva.

Il ôta son bonnet de coton et se tint respectueusement debout devant son hôte.