Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/739

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Allons ! bon ! encore du ben d’perdu !

— Va, va…

— Nous n’gagnerons jamais rin…

— Est-ce fini ?

— Nous n’aurons jamais d’qué nous retirer à la ville :

Sur une menace d’Anthime, elle se retira en marronnant entre ses dents une kyrielle d’imprécations à l’endroit des clients qui venaient gruger gratis leur établissement.

Au bout de quelques minutes, elle revint avec du café, du sucre, deux tasses et une bouteille d’eau-de-vie de marc.

La première avait été vidée en manière de conversation par les deux compères, qui l’avaient sifflée sans s’en apercevoir.

Cela fait, elle se retira en maugréant, ne voulant pas autoriser de sa présence cette débauche ruineuse.

Au moment où le cabaretier versait le café dans les tasses, une ombre presque diaphane obstrua la lumière, et une crécelle joyeuse laissa tomber ces paroles, goguenardes :

Quelle belle nuit pour une orgie à la tour !

— Hein ? je reconnais ce timbre, fit le colosse en se retournant du côté du nouvel arrivant.

— Excusez ! continua celui-ci, plus que ça de balthazar ! Noces et festins ! On rigole sans les camaraux… c’est du propre. Je le dirai à maman.

— Moumouche ! s’écria la Cigale.

— Pssss ! psssst faisait le gamin en voltigeant autour de son gigantesque ami, et en imitant le bourdonnement d’une grosse mouche, pssss ! pssss ! pssss !

— As-tu fini, gamin ?

— Bonjour, nononcle !… Je veux un canard.

— Prends, bêta !

Et le géant tendit sa tasse à Mouchette, qui, prenant quatre ou cinq morceaux de sucre dans la soucoupe d’Anthime Guichard, les trempa dans le café de la Cigale, et les avala successivement avec le plus beau sang-froid du monde.

— Est-il gentil ! dit la Cigale en se tournant du côté du cabaretier, qui regardait les familiarités de Mouchette d’un air ébahi ; est-il gentil, hein ?

— Vous trouvez ?

— Monsieur fait sa Sophie ! dit Mouchette, la bouche encore pleine de sucre.

Il allait continuer, mais un second personnage entra dans la salle commune du bouchon.

— Tiens ! Frantz !

— Quoi de nouveau ?

— Rien, répondit Frantz Keller, ils se tiennent coi comme des lièvres dans un terrier. Le gars à Guichard les surveille. Et toi, petit ?

— Oh ! moi ! on ne me trouve pas joli ici… fit-il en lançant un regard de travers au cabaretier. Je me tais.