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çaient l’irruption prochaine des colères populaires et nationales, de la justice humanitaire et universelle.

« Le vieux monde du moyen âge, entamé par Louis XI, démantelé par Richelieu, absorbé par Louis XIV au profit de son orgueil, et désorganisé par Louis XV au profit de ses vices, craquait, croulait de toutes parts. La marée terrible montait, montait encore, montait toujours ; le peuple allait paraître à la surface, surnager, naître à la vie de l’intelligence, toucher terre, prendre pied et créer la société moderne.

« L’heure juste approchait où le principe des nationalités allait se faire reconnaître, où la solidarité humaine allait s’établir sur des bases indestructibles.

« Après nous le déluge ! » avait dit la marquise de Pompadour. « La machine durera toujours autant que moi », répétait sans cesse le roi Louis XV, le Bien-Aimé, entre un éclat de rire à l’adresse de son bon peuple français et une caresse à l’adresse de Cotillon III. Et cela aussi bien dans le palais de Versailles, où personne ne gouvernait, que dans le pavillon de Luciennes, dont il avait nommé le nègre Zamore gouverneur.

« La France allait gaiement au diable, » selon le mot cyniquement vrai de Voltaire, et l’Europe la suivait en chantant.

« Plus grands encore par le cœur que par le génie, les cinq hommes dont nous parlons avaient suivi d’un, regard anxieux la marche rapide du mal. Ils avaient frémi à la vue de cette démoralisation générale qui menaçait d’engloutir à jamais l’humanité tout entière sous le lourd linceul de la barbarie ; ils s’étaient sentis pris d’une immense pitié à la vue des misères effroyables engendrées par un despotisme sans bornes et qui étalaient devant eux leur lèpre hideuse.

« Ils avaient juré de sauver tous ces peuples courbés sous un joug odieux, en les faisant libres d’abord et ensuite en les instruisant à la fraternité et à la solidarité humaine.

« Ils étaient pauvres, isolés, inconnus ; cependant, tout en reconnaissant les difficultés presque insurmontables de leur mission sublime, ils n’hésitèrent pas à la remplir.

« Ils savaient que Dieu marchait avec eux, qu’il les soutiendrait et les ferait vaincre.

« Voilà comment le 22 février 1767, à trois heures et demie du matin, ces cinq hommes, plus grands que les Harmodius et les Aristogiton d’Athènes, que le Brutus de Rome, que les Guillaume Tell et les Meltchtal de la Suisse, — car ce n’était pas un petit peuple mais la famille humaine qu’ils prétendaient régénérer, — se trouvaient réunis dans une pauvre hutte abandonnée, sur la lisière d’un défrichement.

« Là, loin de tous regards profanes, dans le silence de la nuit, à la face du Dieu qui rayonne dans les hautes latitudes du désert, forts parce qu’ils avaient la foi qui renverse les plus grands obstacles, ils posèrent les bases de cette société des Invisibles, conspiration permanente contre l’obscurantisme et l’esclavage, appelée à renouveler le monde, d’après les principes de la solidarité humaine.