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« Puis, au lever du soleil, le devoir qu’ils s’étaient imposé rempli, ces cinq hommes se serrèrent une dernière fois la main sur le seuil de cette hutte ignorée, et ils se séparèrent pour ne plus se revoir que bien longtemps après.

« Et l’œuvre gigantesque commença.

« Elle commença partout à la fois, en Europe comme en Asie, en Afrique comme en Amérique, sans que ces apôtres de la pensée s’arrêtassent un seul instant.

« Aujourd’hui le monde qu’ils avaient rêvé se trouve fondé.

« Les peuples ont ouvert les yeux à la lumière, le progrès est né ; nulle puissance ne pourrait maintenant arrêter son essor.

« N’oublions pas, messieurs, le point obscur d’où nous sommes partis.

« Ayons toujours devant nous le but lumineux que nous voulons atteindre pour le bien de l’humanité.

Ici, le bruit de la fête, les accents du bal, dont la joie et l’ivresse allaient croissant, pénétrèrent jusqu’au cœur de ce petit réduit isolé ; l’orateur s’arrêta comme pour laisser passer cette bourrasque de gaietés qui venait se jeter au travers des grands et nobles souvenirs des principes évoqués par sa parole vibrante et sympathique.

Il avait tellement captivé son auditoire, que de ces cœurs émus, de ces lèvres prêtes aux plus violents transports d’admiration, il ne s’échappa ni un mot, ni un murmure.

On attendit.

Au bout de quelques instants, il reprit :

— Redoublons de prudence, messieurs ; la trahison s’est glissée dans nos rangs. Elle fait mieux, elle nous enveloppe. De faux frères, gagnés par nos ennemis, ont parlé. Cette nuit même, plusieurs d’entre vous le savent déjà, deux condamnations terribles, ordonnées par le conseil des chefs, ont été exécutées. Je ne parlerai pas de la première, ce n’est que l’histoire banale d’un misérable perdu de vices, vendant pour une somme plus ou moins forte ce qui lui restait d’honneur.

Un cri d’indignation jaillit de toutes les lèvres.

— Heureusement les projets de ce traître se sont vus déjoués, continua le président. Il est mort frappé dans un duel loyal par un de nos frères tout nouvellement reçu parmi nous. Nous remercions ce frère au nom de l’association, quoi qu’il n’ait fait que strictement son devoir. Mais un fait plus grave s’est produit. Il a exigé une répression immédiate.

« Le chef principal, le chef suprême de notre société, celui que nous-mêmes nous surnommons l’Invisible, nul de nous ne l’ayant vu ni ne le connaissant, l’Invisible devait assister à cette séance. La nouvelle m’en avait été envoyée ces jours derniers. Il arrivait d’Amérique dans le but de nous faire une communication de la plus haute importance.

« Ce soir, à six heures, l’Invisible a été arrêté, retenu par l’ordre du gouvernement espagnol, qui le garde prisonnier à Irun.

« On le surveillait depuis douze jours qu’il était débarqué au Passage.

« Notre chef, mis dans l’impossibilité d’agir, un espion, expédié en son lieu et place, devait se présenter à la réunion, surprendre nos secrets, nous enve-