Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/810

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La joie des vainqueurs tenait du délire.

Mais ce n’était pas l’heure des félicitations et des embrassades.

Il fallait s’éloigner au plus vite.

Tandis que les marins, sur l’ordre de René de Luz, regagnaient l’auberge de la Limace sous la direction de la Cigale et de Mouchette, le capitaine et le vicomte se rendaient au carrefour de l’Arbre-Vert, où Anthime Guichard les attendait avec des chevaux de main.

Ils sautèrent en selle.

Et, après avoir remercié le digne aubergiste en lui glissant délicatement quelques louis dans la main, ils partirent ventre à terre dans la direction du Havre.

À l’entrée de la ville, devant l’octroi même, les deux hommes se croisèrent, à l’improviste, avec trois cavaliers, enveloppés dans d’épais manteaux, qui sortaient de la ville.

À la lueur des deux réverbères, Passe-Partout reconnut ces cavaliers.

Il s’approcha aussitôt d’eux.

Celui des trois cavaliers qui paraissait commander aux deux autres s’arrêta et lui dit d’une voix hautaine :

— Qu’y a-t-il, s’il vous plaît, pour votre service, monsieur ?

Et comme il ne répondait rien :

— Passez votre chemin et que Dieu vous garde ! continua-t-il.

Passe-Partout se découvrit alors le visage, ôta son chapeau et s’inclinant jusque sur le cou de son cheval :

— Madame la comtesse de Casa-Real, fit-il avec la plus exquise politesse, me permettra-t-elle de déposer mes respectueux hommages à ses pieds, au moment où je me vois forcé de prendre subitement congé d’elle ?

Ce fut alors au tour du cavalier à ne rien répondre.

La stupéfaction le rendait muet.

— Au revoir, madame la comtesse, ajouta Passe-Partout avec la plus gracieuse de ses inflexions de voix.

Et laissant, sans plus de cérémonies, la comtesse de Casa-Real écrasée par la honte de sa défaite et surtout par la cruauté de cette raillerie à l’apparence si innocente, Passe-Partout tourna bride, et s’enfonça au galop dans le dédale inextricable des rues du Havre, suivi à la botte, par le vicomte René de Luz.

Arrivés à l’entrée d’une rue qui conduisait au port, les deux hommes se regardèrent, et se rappelant la mine piteuse et déconfite de leur mortelle ennemie, ils partirent tous les deux d’un franc éclat de rire.

— Un homme d’esprit ou un imbécile a prétendu que le rire était une grimace, dit le comte de Warrens en serrant la main de son ami ; avouez-le, vicomte, en tout cas c’est une grimace bien agréable à faire.

— Et à voir, répondit René de Luz, qui riait encore à se tordre au souvenir de leur récente espièglerie.