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d’intérêt vient presque toujours jeter à l’improviste un froid glacial dans l’amitié la plus profonde et la plus brûlante et la rompre à jamais.

L’amitié ne peut vivre que de confiance et d’abnégation ; la confiance détruite, malgré les plus sincères efforts, l’amitié est morte sans retour et souvent à l’insu des deux anciens amis, remplacée presque immédiatement par une haine sourde et implacable.

Le colonel fut le premier qui reprit un peu d’empire sur lui-même.

Il se dégagea de l’étreinte de son frère et se tournant vers le vicomte René de Luz il lui tendit la main avec un doux sourire :

— Merci ! lui dit-il.

Ce fut tout.

Mais l’accent de reconnaissance profonde, immuable, éternelle, avec lequel ce seul mot venait d’être prononcé, paya amplement le jeune homme de la peine qu’il s’était donnée, des dangers sans nombre qu’il avait courus et des fatigues endurées par lui pendant dix longs jours, par lui encore si faible, par lui dont les blessures étaient à peine cicatrisées.

Il s’inclina et répondit simplement mais d’une voix émue :

— Colonel, je vous en aurais voulu toute ma vie, si vous m’aviez privé de mériter ce remerciement.

— Monsieur m’a menacé de se faire sauter la cervelle, si je chargeais un autre du soin de ta délivrance, dit en souriant le colonel Martial Renaud à son frère.

— Je reconnais là sa mauvaise tête bretonne, dit le comte avec effusion, mais pourquoi n’en as-tu pas chargé le colonel Martial Renaud ? ajouta-t-il en riant, lui seul aurait pu remplacer convenablement notre ami.

— Parce qu’en l’absence du comte de Warrens, reprit sérieusement le chef provisoire des Invisibles, le colonel Renaud était à la tête de notre association.

— J’étais bien remplacé, frère, fit Passe-Partout avec effusion.

— Tu n’étais que remplacé, répondit modestement Martial. Ah ! j’ai bien souffert jusqu’à ce jour. J’ai longtemps attendu… Enfin, c’est toi !… c’est toi !

Et il ne cessait de regarder son frère… son chef… son ami !

Le vicomte de Luz s’aperçut qu’il était temps pour lui de se retirer.

Il laissa donc les deux frères libres de se livrer à leurs épanchements bien naturels et trop longtemps contenus.

Pourtant, avant que de partir, il dit à Passe-Partout :

— Il est bien entendu, n’est-ce pas, mon cher comte, que, à l’avenir et quoi qu’il arrive, vous ne m’éloignerez plus et vous me garderez auprès de votre personne ?

— Je le crois bien, mon cher René, répondit le comte de Warrens avec effusion ; on ne se sépare pas volontairement d’un compagnon tel que vous. Les hommes de votre trempe et de votre intelligence ne se rencontrent pas si souvent ; quand on les as vus une fois à l’œuvre on les garde toujours. Après ce que vous venez de faire pour moi, vous ne risquez pas d’être confondu même avec les plus méritants des membres de notre association. Dormez sur vos deux oreilles, mon ami, ajouta-t-il gaiement, soyez frais, dispos, et comptez sur moi ; avant peu, soyez tranquille, je vous prépare une belle fête.