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rent précipitamment et en tumulte par les panneaux de l’avant, en hurlant à qui mieux mieux sur tous les tons de la gamme chromatique.

— Debout ! tribordais ! debout ! debout !

Pendant ce temps, les timoniers réunis sur la dunette filaient le loch destiné à constater la marche du navire.

Cette opération terminée, un pilotin vint à M. de San-Lucar et lui dit :

— Douze nœuds un tiers, lieutenant.

— Bien.

Cinq minutes plus tard, le quart était changé, c’est-à-dire que la bordée de bâbord était remplacée par celle du tribord, dont le tour était venu de se reposer.

Le vicomte de Rioban remplaçait M. le comte de San-Lucar ; quant à la Cigale, en sa qualité de maître d’équipage, il reprenait sa première position au pied du grand mât.

Deux hommes sortirent en ce moment d’une chambre de la dunette et vinrent se promener en causant à voix contenue sous le vent de l’écoute de grand’voile.

Ces deux hommes étaient le premier M. le comte de Warrens et le second son frère, le colonel Martial Renaud.

En les apercevant, sans qu’il fût besoin qu’on leur en donna l’ordre, les matelots se retirèrent respectueusement sur le gaillard d’avant, afin de laisser aux deux officiers l’espace libre pour leur promenade.

Le comte Noël de Warrens ou le capitaine Passe-Partout, comme il plaira au lecteur de le nommer, n’était plus reconnaissable.

Il était maigre, pâle, affaissé, ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, entourés d’un cercle de bistre, avaient perdu leur éclat ; lui-même ne se soutenait que par un effort extrême de volonté.

Une ride profonde s’était creusée à la naissance du nez.

Sa tête s’inclinait sur sa poitrine comme s’il n’eût plus eu la force de la tenir droite.

Le marasme sans cause connue dans lequel était tombé cet homme si énergique, depuis son départ de France, inquiétait, à juste titre, très sérieusement ses amis.

N’osant l’interroger, ils s’étaient adressés au colonel Martial Renaud, qui fort inquiet, lui aussi, de cette inexplicable prostration qu’il ne savait à quoi attribuer, leur avait promis de faire tous ses efforts pour découvrir les motifs secrets du chagrin de son frère.

Ce chagrin prenait des proportions telles que si l’on ne parvenait point, n’importe par quel moyen, à en conjurer au plus vite les effets morbides, dans peu de temps il pouvait en résulter danger de mort.

Voyant les deux frères se promener hors de la dunette, M. de Rioban fit un signe d’intelligence à maître la Cigale, qui s’était aussitôt vivement approché du jeune officier, et lui parla à voix basse, de manière à n’être entendu que de lui seul.

Le digne maître d’équipage s’avança alors d’un air indifférent vers le